Eloge de la passivité

La lecture à l’ère numérique

Lu sur Blogo Numericus, une excellente analyse du rapport à la lecture, boulversé qu’il a été par l’arrivée du numérique…

Depuis quelques semaine, je réapprends à lire. Lire, c’est-à-dire, éteindre momentanément le flot d’idées, de réflexions, de dialogues imaginaires, de souvenirs, d’opinions, de sentiments qui coule en permanence dans mon esprit, pour m’ouvrir sur une longue période à l’argumentation ou au récit qu’un autre me propose.

La lecture d’essais ou d’études, développées sur plusieurs centaines de pages, m’ont toujours demandé un effort de discipline ; surtout si l’étude en question est très stimulante par sa nouveauté, son anti-conformisme ou sa pertinence. J’ai naturellement tendance à m’arrêter sur chaque phrase pour en tirer de moi-même les conséquence, voire échafauder toute une argumentation à partir de cette seule phrase. Du coup, je n’avance pas, et il me faut me forcer à la passivité pour pouvoir aller jusqu’au bout. Cette discipline, aussi contraignante soit-elle, est bénéfique et nécessaire, car elle garde la pensée de tourner au solipsisme. L’ouverture à l’autre est un constant effort à faire sur soi-même. Un effort vers une nécessaire passivité.

Avec ces tendances lourdes, mon usage intensif de l’ordinateur au cours de ces dix dernière années a accentué le problème. Comme machine de traitement de l’information, l’ordinateur n’est pas du tout adapté à la passivité du lecteur. A plusieurs niveaux, on a pu montrer que l’interactivité en constituait le trait dominant. On sait aujourd’hui que s’il est très difficile de lire un texte long – roman ou étude – sur un ordinateur, ce n’est pas seulement en raison de la fatigue oculaire que provoque la lecture sur écran, ce n’est pas seulement pour des raisons de posture de lecture, ni même de perte de repère du fait de la dématérialisation de la page, mais aussi parce que tout le dispositif est conçu pour, tend à, incite à agir : cliquer, écrire, circuler, plutôt que lire et ne faire que lire. Lire dans la longueur sur un écran, c’est se retenir en permanence de cliquer ici, copier-coller là, signaler, enregistrer, classer , envoyer, commenter ; écrire.

Ayant terminé la semaine dernière la seconde session d’une formation sur la recherche et la gestion de l’information scientifique sur Internet (usage des moteurs de recherche, des flux de syndication, des signets partagés et des blogs de veille), je me suis rendu compte à quel point utiliser l’information que l’on reçoit, c’est la manipuler et la traiter de manière concrète et tangible. On n’est pas du tout dans une tradition d’ingestion et d’assimilation progressive qui est propre à la lecture de livres. Du coup, en apprenant à utiliser un ordinateur, c’est-à-dire à effectuer les multiples opérations de traitement de l’information qu’il permet, et en m’immergeant dans cet apprentissage, j’ai désappris dans le même temps à lire passivement.

Aujourd’hui, je m’auto-administre un programme de rééducation, en me contraignant tous les jours, sur un créneau horaire précis, à fermer mon ordinateur pour me consacrer à la lecture sur support papier. ; le papier, support matériel passif, qui, du fait même de ses limitations, parce qu’il ne permet de faire rien d’autre que lire, m’intéresse tout spécialement. C’est une rééducation qui est loin d’être désagréable d’ailleurs et s’accompagne de la redécouverte d’une véritable plaisir : non pas le soi-disant plaisir charnel du contact du papier et du vieux cuir, largement fantasmatique pour quelqu’un de ma génération qui a davantage connu la piètre qualité des éditions de poche, et même maintenant des éditions brochées, que les somptueuses reliures d’éditions numérotées, mais bien plutôt le plaisir de la lecture sans action, sans tension, temporairement abandonnée au pouvoir de celui que l’on lit.

Le papier joue aujourd’hui ce rôle d’adjuvant à la lecture passive. Demain, les e-books de nouvelle génération devront prendre eux aussi en charge ce rôle ; c’est-à-dire brider volontairement les possibilités techniques dont ils sont capables, ne pas me proposer d’annoter, d’extraire, de traiter, d’enregistrer, d’envoyer, d’écrire. Et il y a un risque qu’ils ne s’en s’abstiennent pas du fait de la concurrence entre les marques et les modèles et de la course à la sophistication qui frappe de ce fait habituellement les objets techniques de grande consommation. De même qu’aujourd’hui l’ipod ne fait (quasiment) rien d’autre que de permettre d’écouter, l’e-book ne devrait rien faire d’autre que de permettre une lecture dans les meilleures conditions de confort possible. Et de même que le fichier contenant le flux audio peut être traité, mixé, partagé, commenté par l’intermédiaire de mon ordinateur mais seulement écouté sur mon ipod, de même je souhaiterais disposer sur mon ordinateur du fichier textuel que j’aurais simplement lu sur mon e-book, pour pouvoir y appliquer tous les traitements de l’information dont j’aurais besoin. Et là encore, cette possibilité est loin d’être assurée en particulier du fait de l’utilisation des DRM, ou tout simplement du verrouillage des fichiers au sein de formats totalement idiosyncrasiques par les éditeurs, par crainte du piratage.

Pour résumer, demain, pour remplacer le petit dispositif que je me suis fabriqué, j’aurai besoin de disposer de textes à la fois sur mon ordinateur et sur mon e-book, avec à la fois une nécessaire absence de fonctionnalités sur ce dernier, et une totale liberté de manipulation sur le premier. Il n’est pas sûr que ce soit cette direction qui soit prise par les fournisseurs commerciaux de services et de matériels.