7 Mar 2023
0 CommentsClèves, La Fayette et Laurencin
La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette est un, si ce n’est le, classique parmi les classiques, tant de fois étudié, disséqué, analysé : proto-modèle du roman psychologique moderne, chef d’œuvre de la préciosité , roman historique héritier de la thématique de l’amour idéal impossible, dans la lignée de Tristan et Iseut, et à la fois, très contemporain du jansénisme ambiant de son époque… Cet ouvrage publié anonymement en 1678 et s’ouvrant par cette fameuse phrase: « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II », nous narre les amours de la cour d’Henri Second mais surtout celui entre l’héroïne éponyme et le duc de Nemours.
Il aura définitivement marqué l’histoire littéraire française ; encore fréquemment étudié dans l’enseignement secondaire, il se retrouve également au concours de grandes écoles, en 2022 à l’ENS d’Ulm et de Lyon par exemple.
Cependant cette aura de prestige, quasi-mythique, peut également nuire à la réception de l’œuvre et un petit quelque chose en plus ou un décalage peuvent être nécessaires pour revisiter le texte.
C’est ce que parvient à faire cette belle édition de 1947 éditée chez Robert Laffont et illustrée par 10 eaux-fortes de Marie Laurencin qui grâce à son impression en grand format sur vélin pur fil, nous permet de redécouvrir le bel ouvrage de l’autrice par le travail de l’illustratrice.
On peut voir dans cette rencontre entre les deux femmes à travers les âges un petit cadeau du destin, bien qu’assez différentes en apparences elles partagent peut-être plus qu’on ne pourrait le penser.
Toutes deux femmes artistes ayant fréquenté les milieux mondains et précurseurs de leur époque, elles semblent partager une certaine image du Beau, empreinte d’idéal et de langueur mélancolique. Cela est frappant sur plusieurs des illustrations de cette édition où les personnages, exclusivement féminins, paraissent à la fois magnifiés dans un aspect de pureté essentialiste de la forme et en même temps un peu prisonniers de celle-là, de cette idée qu’on se fait et qu’elles se font d’elle-mêmes. La pose, le regard, le crayonné du crayon de couleurs se confrontant à la ligne épurée des contours semblent nous parler d’un rapport ambiguë à la représentation de l’image féminine et à l’émotion sous-jacente qui ne parvient pas à s’exprimer autrement que par un rougissement des joues.
Et n’est-ce pas également une lecture possible du récit, Mademoiselle de Chartres, future Princesse de Clèves, n’est-elle pas elle même confrontée aux regards incessants de tous et toutes ? Scrutée, observée, c’est par ce regard, réel et de l’esprit, qu’elle se verra vivre sa passion pour le duc de Nemours qu’elle ne pourra jamais réellement acter, cloisonnée par sa loyauté et son honneur.
Il y a quelque chose d’assez beau dans cette rencontre aussi en ce que la vie de l’illustratrice semble être une forme de continuation complémentaire, presque en forme de réponse à l’intrigue du texte et de la vie de Mme de La Fayette.
Car si l’autrice due en son temps publié anonymement, Marie Laurencin elle, aura vécu sa vie de femme artiste pleinement. Côtoyant d’autres grands noms de son époque, compagne d’Apollinaire pendant 6 ans, amie de Max Jacob, Picasso ou encore Georges Braque à différentes périodes, elle aura aussi eu plusieurs amants, elle divorça également à l’entre-deux-guerres et eu une relation libre avec Nicole Groult (mère de Benoîte et Flora), une grande styliste française, qui bien que discrète n’était pas cachée.
Son art quand à lui, souvent qualifiée de « nymphisme » aura eu plus de mal à faire l’unanimité en son temps, parfois moqué pour son aspect « mièvre » par des contemporains tel qu’Arthur Cravan, il peut cependant être aujourd’hui considéré comme un dépassement du cubisme et du fauvisme et sut trouver son public, au Japon notamment.
Ainsi si La Princesse de Clèves a bénéficié d’autres éditions illustrées, notamment par Edme Bovinet, Sergueï Solomko, Etienne Drian, André Édouard Marty ou encore plus récemment par le célèbre couturier Christian Lacroix en 2018 chez Gallimard ; rares sont celles qui atteignent ce degré de connivence entre les deux artistes et ce niveau de rapport méta-textuel.
Alors quoi de mieux que ce précieux livre pour pleinement apprécier et (re)découvrir ce chef-d’œuvre de la préciosité ?
31 Juil 2023
0 CommentsDerrière le miroir: la chambre d’écho Maeght
Derrière le miroir, DLM pour les intimes, est une revue d’art éditée par Maeght entre 1946 et 1982 pour accompagner les expositions de la Galerie Maeght, cette première est bien connue des amateurs d’art, mais pas seulement. Car s’il est indéniable que l’on y retrouve nombre d’œuvres (dont des lithographies originales) des grands noms de l’art moderne comme Braque, Kandinsky, Mirò ou encore Chagall (pour ne citer qu’eux), on y trouve également des textes, de ces artistes eux-mêmes mais aussi de philosophes, d’écrivains ou encore de poètes (Breton, Beckett, Calvino ainsi que Derrida entre autres).
Pour célébrer un arrivage de plusieurs numéros de cette revue emblématique en librairie, replongeons-nous un peu dans son histoire.
Nous sommes au sortir de la seconde guerre mondiale, une grande partie de la communauté artistique française et étrangère retourne à Paris après s’être réfugiée en zone libre, à Cannes notamment, ou à l’étranger. À leur côté un certain Aimé Maeght se prépare à transformer le milieu de l’art français, à en ouvrir le champ.
Ami de Jean Moulin et de Georges Braque, pupille de la nation et graveur lithographe aguerri, Aimé Maeght possède un mélange rare de pragmatisme économique, de connaissances techniques et d’ambitions artistiques qui vont lui permettre de devenir un nom, pas seulement incontournable de l’art mais aussi de l’édition.
Une fois arrivé à Paris, il ouvre la Galerie Maeght qui se fait immédiatement connaître par une exposition inaugurale sur Matisse (ami proche de la famille Maeght) le 6 décembre 1945. L’année suivante le premier numéro de Derrière le miroir sort pour accompagner « Le Noir est une couleur », une exposition de 25 œuvres inédites où l’on retrouve notamment Bonnard, Matisse, Braque, Van Velde (dont une lithographie fait la couverture) parmi d’autres.
Ce seront 253 numéros sur 36 ans qui sortiront sans interruption pour accompagner les différentes expositions de la galerie.
En partenariat avec Jacques Kober – dirigeant les éditions Pierre à feu, responsable d’expositions à la galerie et à l’origine du titre Derrière le miroir – Maeght veut aller au-delà du simple catalogue d’exposition. Pour ce faire, ils vont appeler à collaborer des auteurs (poètes, philosophes, écrivains…) et inviter les artistes à s’exprimer eux-même sur leur travail, ils vont également ajouter des lithographies originales, ce qui va permettre à cette revue de devenir une véritable chambre d’écho et d’approfondissement des expositions de la galerie.
Ce projet se dessinait déjà dans le « numéro zéro » de Pierre à feu en 1944 : « Ne prennent des masques que ceux qui sont des masques, le piège qui se dresse est aussi simple qu’un miroir, c’est l’attitude d’une conscience. Mais nous plongeons par exemple dans la peinture parce qu’elle est l’ébauche du miroir, d’une déformation qui s’étale ; c’est le spectre, c’est l’image qu’on devra suivre qui monopolise notre œil comme le fait le soleil, c’est l’estime livide d’un désaccord, c’est cette déclaration qu’on écrira, celle du monde victime de cette association verbale. Il n’est pas coûteux de bâtir sa maison mais de l’habiter. Un seul moyen, ouvrir le champ. »
Si l’on dit qu’une image vaut bien mille mots, associons les unes aux autres à l’instar de Maeght et plongeons maintenant dans le numéro 199 dédié à Tal-Coat.
On s’y retrouve saisi autant par son verbe que par sa ligne, dans ce qu’il dit, ce qu’il exprime de ses courbures. On y découvre une voix qui se fait chair de ses tableaux, qui par sa forme de sensualisme rurale donne autant à goûter le froid légèrement salin de la pierre que l’abstraction zen de son regard. On y savoure la spécificité de cette revue, le dialogue qui se créé entre l’artiste, ses œuvres et nous et cela, dans la chaleureuse intimité de son format qui nous caresse, nous flatte le regard par la qualité de ses impressions mise en valeur par sa mise en page aérée.
Écoutons ce que nous dit l’artiste:
Si cela s’applique à son travail cela peut aussi s’appliquer à la revue en elle-même, synthétiser son propos.
Comme nous l’avons déjà mentionné, non contente de faire parler les artistes exposés, la revue va également les faire dialoguer avec d’autres, provenant de pratiques différentes et variées. Pour exemple ce numéro concernant Adami enrichi de réflexions originales d’Italo Calvino.
L’auteur oulipien nous livre ici des fables dans le style d’Ésope (sous forme de prosopopées, le corps et l’ouvrage, « la main et la ligne » ou « les pieds et le dessin », y dialoguent) et inspirées autant des écrits glanés dans le carnet de travail du créateur que de ses impressions face aux œuvres exposées.
En plus de ces précieux apports textuels (parmi lesquels on peut également compter : René Char sur Georges Braque, Samuel Beckett à propos de Bram Van Velde, Tristan Tzara pour Joan Miró, Michel Leiris et Alberto Giacometti, Gaston Bachelard et Marc Chagall…), la revue bénéficie d’une haute qualité d’impression (imprimée en interne dans les ateliers de l’imprimerie ARTE-Adrien Maeght à partir de 1964), lui permettant d’offrir des lithographies originales de très haute fidélité.
Depuis leurs débuts Aimé Maeght et sa famille, ainsi que leurs équipes, ont eu à cœur de travailler pour et avec les artistes dans le but de transmettre au mieux leurs perceptions du monde, que ce soit sur le plan créatif, philosophique ou technique et c’est bien là ce qui en a fait une entité à part dans le monde de l’art et de l’édition du XXème siècle.
Nous vous invitons donc à vous pencher sur ce morceau d’histoire de l’art et d’expérimentation éditoriale, à savourer le confort d’appréciation des œuvres et des textes qui y sont proposés ainsi qu’à vous laisser porter par l’écho d’expositions passées et être saisis par l’intention encore vivace de faire vibrer les arts ensemble pour que toujours il puisse être, vivant.