Les éditions du Panthéon et la maison Athêna ont été fondées dans l’immédiat après-guerre, et ont connu leur riches heures de la fin des années 1940 à la fin des années 1950. Nées dans un Paris meurtri, ces deux maisons sont de celles qui redonnent des couleurs à un monde de l’édition particulièrement tourmenté pendant l’Occupation. En effet, nombre de professionnels du milieu se sont pliés aux injonctions allemandes et ont parfois édité des auteurs antisémites ou du moins acquis à la cause nazie. A contrario, d’aucuns refusèrent d’éditer, d’autres encore acquirent leurs lettres de noblesse en éditant des textes de résistants.
Après cette période de privation, le lectorat se tourne volontiers vers les ouvrages des collections « Athêna-luxe » (Athêna) et « Pastels » (Panthéon) qui publient principalement de beaux textes à succès d’avant la guerre. Les tirages sont volontairement limités, souvent numérotés et toujours très bien illustrés (Choppy, Edou Martin, Sornas, Gradassi…). Les impressions sont luxueuses sur de très beaux papiers (pur fil Johannot, alfa mousse navarre, velin chiffon Johannot).
Frontispices en couleurs, lettrines, bandeaux et culs-de-lampe se fondent à merveille dans ces exemplaires qui constituent un bon point de départ pour tout bibliophile.
La « Fête du Livre » de Bécherel approchant à grands pas (20-22 avril 2019), il incombait à la Librairie Abraxas-Libris de promouvoir le thème élu pour cette 31ème édition, lequel est… le Temps, vaste et mystérieux sujet s’il en est. Depuis l’aube de la civilisation, ce concept n’a cessé de fasciner l’inconscient collectif, comme le prouve ce passage extrait du Mahâbhârata, l’un des plus anciens textes de l’humanité (rédigé en Inde il y a environ 2500 ans) :
« Le Temps emporte tout : être, non-être, joie et douleur. Le Temps crée, le Temps détruit, le Temps est le feu et le Temps l’éteint. Le Temps est dieu du Bien et du Mal. Le Temps fait éclore et le Temps arrache. Le Temps veille quand toutes les créatures dorment. Le Temps contient tout. Qui peut le contenir ? » (Traduction de Serge Démétrian – Albin Michel)
A plus de deux millénaires d’intervalle (un court trajet sur l’immense autoroute du Temps !), l’écrivain Marcel Proust (1871-1922) a lui aussi abordé avec brio ce thème universel dans son œuvre maîtresse, justement nommée « A la recherche du temps perdu » (roman en 7 tomes), où l’incomparable fraîcheur de sa poésie n’a d’égal que l’éclat majestueux de son style :
« Tous ses souvenirs […] qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, […] il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence […]. » (Du côté de chez Swann)
L’œuvre de Proust pourrait certes, par son ampleur, intimider le lecteur néophyte et le faire peut-être hésiter devant les 7 volumes d’ « A la recherche du temps perdu »… Et pourtant, il n’est que d’ouvrir une page au hasard pour être aussitôt charmé et subjugué par l’élégance royale de sa prose – c’est là, du reste, la marque infaillible des grands auteurs.
Publication pionnière dans le domaine de la presse satirique, « L’Assiette au beurre » aura eu l’insigne mérite, durant une période de trente-cinq ans – 1901/1936, avec une interruption causée par la « Grande Guerre » –, de bousculer de manière tonique les conventions sociales et de susciter d’intéressantes polémiques dans le morne paysage de la Troisième République déclinante. Avec un ton plaisamment irrévérencieux et un art consommé des formules chocs (du reste, quoi de plus normal pour un journal anarchiste ?), « L’Assiette au beurre » a ainsi durablement marqué son époque : unique en son genre, témoin de toute une période de l’Histoire de France, cette publication a désormais autant une valeur mémorielle qu’artistique, avec ses désopilants dessins au style iconoclaste, tous imprégnés d’un humour irrésistible et remplis de personnages tout droit sortis d’un roman de Zola ou d’une toile de Botero.
On ne peut que sourire avec amusement devant telle ou telle parodie anticléricale (en pleine bataille pour la séparation de l’Église et de l’État), où la finesse du trait le dispute à l’intelligence du propos. Comme, par exemple, dans ce numéro du 25 février 1905 (soit neuf mois avant la fameuse ordonnance progressiste qui marqua durablement cette année mouvementée), où l’on voit une brave paroissienne discuter âprement du prix d’une messe avec un curé en surplis immaculé :
LE CURÉ : « Une messe de mariage pour cinquante francs… Et, à ce prix là, vous gagnez le paradis ! C’est pour rien, mon enfant… »
LA PAROISSIENNE : « Le Paradis pour cinquante francs ?… Non ! C’est rien cher… A l’Ambigu [célèbre bordel de l’époque], on y va pour dix ronds !… »
Tant les bonnes âmes bien-pensantes que les bigots ulcérés par les ligues anticléricales furent quelque peu étourdis par le numéro 141 (publié en décembre 1903) de « l’Assiette au beurre », qui marqua alors les esprits (dans tous les sens du terme) avec son dossier-choc sur les Messes Noires, enrobé d’un humour délicieusement blasphématoire et d’une raillerie jovialement satanique, avec en prime une couverture provocatrice figurant un diable barbu et cornu sur fond de pleine lune blafarde, suivie de ces vers incantatoires :
« Viens avec nous, Maître que nous aimons, nos lèvres te supplient et nos bras te provoquent. »
Hélas pour les dévots adorateurs du Malin, ce dernier ne condescendit pas à honorer de sa ténébreuse présence les offices célébrés en son nom dans les cercles ésotériques parisiens de l’époque, comme s’en gaussa allègrement le journaliste de « L’Assiette au Beurre » chargé d’enquêter sur ces singuliers cénacles :
« Mais l’Archange [Lucifer] est sans doute en train de visiter, bien d’autres fabuleux et tristes imbéciles ; il se refuse à fréquenter leur domicile et depuis plusieurs soirs les laisse poireauter. »
Marchant dans les traces des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne, les « Voyages excentriques » de Paul d’Ivoi ont pourtant tout pour séduire un large public, encore à l’heure actuelle. En effet, bien loin d’être ennuyeuses ou monotones, les œuvres de d’Ivoi (en plus de rendre hommage aux classiques de Jules Verne) fleurent bon les récits d’aventures américains édités, au cours de la première moitié du XXème siècle, dans des magazines pulp tels que « Thrilling Adventures » , « Adventure Trails , « Argosy» et autres revues anciennes aux inoubliables couvertures bariolées.
En se plongeant dans ces « Voyages excentriques » aussi divertissants que dépaysants, où des Européens séjournant en Asie se retrouvent entraînés dans de dangereuses péripéties, on pense également à Indiana Jones, à certains récits de Robert E. Howard (notamment « La Main de la Déesse noire », disponible en un seul exemplaire à la pochothèque d’Abraxas ), ou encore au fameux « Fantôme du Bengale ». On décèle également quelques réminiscences manifestes de Tintin, en particulier du diptyque culte « Les cigares du pharaon »/ « Le Lotus bleu », tant le Maharadjah de Rawhajpoutalah semble avoir été inspiré par les monarques indiens hauts en couleur crées par Paul d’Ivoi.
Il se dégage ainsi de ces histoires une ambiance tropicale et exotique, à la fois délicieusement kitsch et baroque (comme en attestent les couvertures des superbes éditions proposées par Abraxas Libris), grâce à laquelle le lecteur a l’impression d’être immergé dans un film de Fritz Lang, tels que « Le Tombeau Hindou » ou « Le Tigre du Bengale ». Qu’on en juge par cette description bigarrée du monarque oriental du « Serment de Daalia » (p. 261) :
« On dirait une idole, avec sa taille svelte, son teint vert pâle, ses yeux noirs, hagards et immobiles. Sa coiffure est de soie noire striée d’or. Son justaucorps disparaît sous les dorures, sous les gemmes précieuses. Sa poitrine est couverte de décorations fantaisistes, véritables objets d’art (…). Scintillantes est sa longue jupe, scintillantes les pierreries semées dans ses cheveux, à ses oreilles, à ses mains, à ses pieds, scintillant son kriss au fourreau garni de brillants. Il semble que les feux réfléchis par toutes ces pierres d’un prix inestimable émanent de lui. Chacun de ses mouvements projette des rayons. »
La librairie Abraxas-Libris propose à la vente « Les Voyages excentriques » de Paul d’Ivoi dans de splendides éditions, en cartonnage d’éditeur polychrome, décorées par des plaques différentes pour chaque volume, nanties de fort belles couvertures en couleur, le tout agrémentés de plusieurs dizaines de gravures réparties dans le texte (en noir et blanc). Edités voici plus de cent ans, ces ouvrages sont ici vendus dans un remarquable état de conservation, ce qui ne manquera pas de ravir les collectionneurs avertis. Amateurs d’aventures trépidantes ou simples amoureux de la littérature française, découvrez ou redécouvrez les œuvres de Paul d’Ivoi dans des conditions optimales grâce à cette magnifique série de livres, qui sont autant d’invitations au voyage et au dépaysement !
En tant que courant musical né parmi les Afro-Américains du Sud des États-Unis, le Jazz est l’un des plus fascinants mouvements artistiques du XXème siècle, à la fois support d’expression d’un peuple opprimé et vecteur d’une légitime contestation sociale.
Nourri d’influences africaines mélancoliques, issues d’un peuple traumatisé par l’horreur de l’esclavage et l’arrachage inhumain de la terre de leurs ancêtres, le Jazz, creuset de la culture noire, prit véritablement son essor au cours de la décennie 1910-1920, par le biais du fameux Dixieland de la Nouvelle-Orléans, ville-matrice où se concentraient diverses cultures symbiotiques (créole, cajun, africaine, espagnole et française). De cet exceptionnel camaïeu de gens et de civilisations diverses, le mouvement Jazz éclot ainsi qu’une émouvante fleur façonnée par la souffrance et la volonté de vivre. Coupés de leurs origines, vivant dans un État de non-droit où ils enduraient quotidiennement les plus révoltantes discriminations, les Afro-Américains utilisèrent, semble-t-il, la musique Jazz pour transcender leur malheur collectif et donner un sens à leur existence oppressée. Le célèbre chanteur Bob Marley a un jour écrit : « La chose superbe à propos de la musique, c’est que lorsqu’elle vous touche, vous ne ressentez plus la douleur. » On ne saurait mieux dire. Une scène issue d’un film populaire, « La Couleur Pourpre » (inoubliable film de Spielberg, avec la non moins inoubliable Whoopi Goldberg), illustre à merveille le sens de ce propos. Lors de la scène du cabaret, où l’exubérante et charismatique chanteuse Shug Avery (sublimement campée par Margaret Avery) interprète plusieurs morceaux de Jazz, l’on peut voir clairement que le public présent (uniquement composé d’Afro-Américains) échange pour un soir la tristesse de son quotidien contre un peu de rêve, d’émotion et de tendresse méritée – notamment avec le personnage de Celie jouée par Whoopi Goldberg.
La chanson-phare du mouvement Jazz, son morceau « culte » pourrait-on dire, qui l’incarne dans son essence la plus intime, est sans contestation possible « Strange Fruit » de Billie Holiday, parue en 1939 (et reprise de manière convaincante par le groupe anglais Siouxsie and the Banshees en 1987, dans leur album « Through the Looking Glass »). Bouleversante au possible, la chanson évoque ce « fruit étrange » (strange fruit en anglais) qu’était le cadavre d’un Noir laissé, plusieurs jours durant, pendu à un arbre public (scène hélas très fréquente aux États-Unis jusque dans les années 1960, suite aux odieux lynchages perpétrés par le Ku Klux Klan, de sinistre mémoire, avec la complicité passive des autorités locales). Rappel éternel de cette époque violente, l’on peut encore trouver, dans certaines brocantes des États-Unis, d’horrifiantes « cartes postales » d’époque, glaçantes à souhait, montrant des foules pimpantes de Blancs en complet-veston, souriant de toutes leurs dents en posant devant le corps d’un être humain noir pendu au bout d’une corde. Plus que tout autre morceau de Jazz, la chanson déchirante de Billie Holiday exprime cette volonté farouche du peuple Afro-Américain de transcender la tragédie collective de son histoire, et surtout ne pas permettre qu’elle soit oubliée.
Fidèle à sa volonté de promouvoir toutes les cultures du monde, la Librairie Abraxas-Libris propose, dans l’espace musique de sa pochothèque, une large variété d’albums des plus grands artistes de Jazz. Billie Holiday, mais aussi Ben Webster, Kenny Dorham, Miles Davis et bien d’autres vous attendent sous format CD, afin de vous faire découvrir l’immensité de leurs talents musicaux.
A la fin du XVème siècle, alors que la nuit du Moyen âge touchait à sa fin et que l’aurore de la Renaissance commençait à briller sur l’Europe, la production littéraire du Vieux Continent était, toutes proportions gardées, aussi corsetée qu’à l’heure actuelle en Corée du Nord. Grâce aux bons soins des inquisiteurs du Saint-Office, la liberté de parole – et d’écrit – était partout courbée sous une botte de fer dogmatique qui annihilait toute velléité de subversion (les contrevenants risquant alors le bûcher) :
« Spectacle lamentable, abject, la vie des hommes se traînait sur la terre, écrasée sous le poids d’une religion dont la face hideuse, surgie des hauteurs du ciel, faisait peser sa menace sur les mortels. » (Humana ante oculos foede cum vita iaceret in terris, oppressa gravi sub religione quae caput a caeli regionibus ostendebat, horribili super aspectu mortalibus instans)
Pourtant, deux hommes, seulement deux, isolés et agissant séparément, contribuèrent alors à mettre en branle le puissant mouvement philosophique qu’on appellera plus tard « humanisme ». Leurs noms : Érasme et Rabelais. C’est le second qui retiendra ici notre attention. Si les textes de celui qu’on a parfois appelé le « Père de l’humanisme » (Boccace et Pétrarque ne s’étant pas départis de certaines capucinades) peuvent aujourd’hui paraître bien sages, il n’en était rien au XVIème siècle, où leur diffusion fit l’effet d’une véritable bombe intellectuelle.
En complète opposition aux pratiques de mortification ayant alors cours, Pantagruel et Gargantua (qu’il n’est plus besoin de présenter) sont autant de fictions truculentes où, à travers divers récits cocasses, Rabelais se fait le chantre passionné de la joie de vivre, de l’épicurisme, de l’hédonisme, bref, des plaisirs simples de l’existence, à commencer par ceux de la table (d’où les expressions proverbiales telles que « un repas gargantuesque » et « un appétit pantagruélique »).
Ces gravures insolites et burlesques, à l’indéniable qualité artistique, ne sont pas sans évoquer celles du Dictionnaire Infernal de Collin de Plancy. On pense également aux œuvres de Jérôme Bosch ou de James Ensor, ou encore au fameux Mat du Tarot de Marseille.
Certaines gravures font même irrésistiblement songer à Ganesh, l’adorable Dieu-éléphant de l’hindouisme, alors parfaitement inconnu des Européens !
De 1979 à 1990, les défuntes Éditions Néo (Nouvelles Éditions Oswald) ont occupé une place, sinon éminente, du moins remarquable et en tout cas entièrement à part, dans le domaine de l’édition française. Sans exagération aucune, l’on peut dire que les Éditions Néo ont, en leur temps, fait figure de projet pionnier et avant-gardiste en matière de littérature fantastique.
Car contrairement aux États-Unis, où, dans les années 70-80, les publications « de genre » comptaient une centaine de nouveaux titres chaque mois (Patrice Duvic en sera lui-même abasourdi lors d’un voyage outre-atlantique au début des eightees), la France faisait à cette époque figure de « mauvaise élève », se contentant de sortir péniblement quelques dizaines d’ouvrages par an.
A l’heure même où Lovecraft était traduit derrière le Rideau de Fer (dans la Hongrie de János Kádár) et où la science-fiction soviétique, se jouant de l’implacable censure du Kremlin, déployait ses fastes chromatiques jusque dans le monde libre, la France, désespérément fidèle à son austère esprit cartésien, demeurait à tout le moins frileuse, pour ne pas dire récalcitrante, vis-à-vis de la littérature fantastique.
Certes, quelques dizaines de titres (pas forcément les meilleurs) furent présentés, dans la France « libéralisée » de Giscard, par la Librairie des Champs-Élysées (collection « Le Masque Fantastique ») et par la Bibliothèque Marabout aux Éditions Stock. Les Éditions Denoël, dans leur collection « Présence du Futur », avaient elle aussi – il est vrai – présenté quelques maîtres du genre, Ray Bradbury en tête, mais sans faire preuve de beaucoup d’audace éditoriale. Pour ne pas effrayer la bonne bourgeoisie bien-pensante, déjà passablement défrisée par Mai-68 , mieux valait s’en tenir rigoureusement aux auteurs « sages », quitte à laisser dans l’ombre une pléthore de talents subversifs…
Portées par le tandem Hélène Oswald et Pierre-Jean Oswald, les Éditions Néo arrivèrent avec fracas sur le devant de la scène littéraire fantastique en 1979. Les lecteurs de l’époque se souviennent encore des couvertures mythiques de Jean-Michel Nicollet, glauques et effrayantes à souhait, qui tranchaient radicalement avec les timides illustrations de Tibor Csernus au « Masque Fantastique ».
En choisissant d’emblée de donner la voix à des auteurs inconnus du public francophone, les Éditions Néo ont initié l’élan d’un intense mouvement d’engouement pour le roman fantastique, qui culminera avec l’excellente collection « Pocket Terreur », dirigée de 1989 à 2003 par le regretté Patrice Duvic, et par la collection « J’ai Lu épouvante », de moindre qualité (passons sur la très médiocre collection « Gore » au Fleuve Noir, d’une vulgarité inouïe et d’une indigence affligeante).
Bien plus, en prenant le pari risqué de présenter des auteurs phares méconnus du public français, les Éditions Néo conférèrent rapidement leurs lettres de noblesse à la littérature fantastique, grâce à un travail éditorial d’une qualité rare et par un soin méticuleux apporté à la fabrication du livre, à tel point que lecteur pouvait avoir l’impression d’acheter un objet de luxe à bas prix. Acquérir un Jean Ray (déjà édité auparavant) en format Néo, c’était presque comme acheter du Zola en Pléiade, toutes proportions gardées.
Avec leur emblématique collection « Fantastique/SF/Aventure », Hélène et Pierre-Jean Oswald misèrent d’emblée sur Robert E. Howard, le père de « Conan le Barbare », proposant au public des œuvres de première classe tels que « Le Pacte Noir » et « Kull, le Roi Barbare », qui offraient un dépaysement radical dans les terres sombres de la Dark Fantasy. Mais la véritable révélation allait venir avec l’édition complète des œuvres de Clark Ashton Smith, dont Lovecraft lui-même chanta les louanges. Parmi les amateurs chevronnés de littérature fantastique, nul n’a oublié « La Gorgone », « L’Île Inconnue » ou encore « L’Empire des Nécromants », récit stupéfiant qui osait aborder de manière frontale le thème sulfureux de la nécrophilie (alors que l’auteure française Gabrielle Wittkop, en publiant « Le Nécrophile » chez Régine Deforges en 1972, s’était immédiatement attirée les foudres de la censure gaulliste – à tel point que son livre fut interdit par Pompidou en personne, avant de rester invisible pendant vingt-six ans, jusqu’à sa réédition aux Éditions La Musardine en 1998).
Graham Masterton, un autre auteur percutant dont les œuvres célèbrent sans fard les noces d’Éros et de Thanatos, eut également droit à tous les honneurs (mérités) de la part des Éditions Néo : grâce au formidable travail du traducteur François Truchaud, le public français put découvrir des œuvres choc d’une éclatante qualité littéraire, telles que « Rituel de Chair », « Le Démon des Morts », « Le Jour J du Jugement », « Le Portrait du Mal » (lauréat du Prix Julia-Verlanger 1988) ou encore « Le Miroir de Satan », somptueuse variation sanglante sur le thème d’ « Alice de l’autre côté du miroir » de Lewis Carroll (réédité dans la collection « Pocket Terreur » dès 1991, l’ouvrage s’est au fil du temps vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans l’Hexagone).
Signalons encore William Hope Hodgson, auteur brillant et raffiné (un précurseur injustement oublié de Lovecraft), qui fut remis à l’honneur grâce au flair imparable du couple Oswald, prompt à dénicher les chef-d’œuvres cachés ou invisibles. Dès le début des années 80, le public français put frissonner avec des titres évocateurs comme « La Chose dans les Algues », « L’Horreur Tropicale » et « Les Pirates Fantômes », aujourd’hui fort recherchés et vendus à prix d’or sur les sites de vente en ligne…
Loin de se limiter au fantastique, les Éditions Néo, à travers diverses collections hétéroclites, publièrent pendant dix ans de nombreux romans policiers (notamment les œuvres de Robert Bloch, maître incontesté du suspense – « Psychose », « Le Train pour l’Enfer », « Les Yeux de la Momie », « Retour à Arkham », etc.), ainsi que des récits d’aventure et de science-fiction, établissant en quelques années un impérissable patrimoine littéraire. Qu’Hélène Oswald et son défunt mari en soient remerciés : sans leurs admirables efforts, un pan entier de la littérature serait demeuré totalement méconnu du grand public, ce qui eût été fort dommage.
Après une cessation d’activité en 1990, suite à l’apparition d’une concurrence effrénée (« Pocket Terreur » et « J’ai Lu épouvante » notamment), Hélène et Pierre-Jean Oswald poursuivirent ensuite leurs travaux au sein des Éditions Les Belles Lettres, qui hébergèrent la collection « Le Grand Cabinet noir » de 1998 à 2000 (jusqu’au décès de Pierre-Jean Oswald) – laquelle accueillit d’anciens livres parus chez Néo, mais aussi des inédits de l’anglais Colin Wilson, l’expert incontesté de l’occultisme et de l’ésotérisme.
Actuellement, la Librairie Abraxas-Libris propose à Bécherel un panel variable d’ouvrages parus aux Éditions Néo ainsi qu’au « Grand Cabinet noir », permettant ainsi aux lecteurs de découvrir ou de redécouvrir les chefs-d’œuvres oubliés de la littérature « de genre ».
Publié en 1967, à titre strictement confidentiel, cet album de photographies érotiques expose les réalisations du talentueux photographe Pierre Jousson. L’édition de 1967 n’est pas signée, mais celle-ci a été reproduite un an plus tard sous les auspices de Régine Deforges, avant d’être immédiatement frappée d’interdiction par le gouvernement conservateur de De Gaulle, ce qui n’a pas peu contribué à accentuer sa rareté.
Faisant montre d’une provocante audace, qui rejette absolument toute pudibonderie, Pierre Jousson propose ici une série de photographies libertines, où deux modèles anonymes (un homme et une femme) s’unissent en toute licence sous le regard complice de l’objectif. Ces instantanés surprenants dégagent un érotisme des plus singuliers, Pierre Jousson n’ayant pas son pareil pour magnifier sur pellicule la fusion sensuelle des chairs – des corps qui se trouvent et qui se troublent.
Par ailleurs, le clair-obscur fuligineux du noir et blanc accentue de manière provocante les poses lascives des modèles, et instaure un saisissant contraste entre les peaux immaculées et l’arrière-plan ténébreux (les scènes sexuelles se déroulant dans un lieu entièrement plongé dans le noir, à l’exception des corps des modèles éclairés par une douce lumière tamisée).
Les planches des photographies sont entrecoupées de feuillets contenant quelques épigrammes fort grivoises de Louise Labé et de Pierre de Ronsard, qui enveloppent d’une fragrance capiteuse le contenu de l’album – au demeurant très épicé :
« Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que la braise. »
Tout l’album baigne ainsi dans une atmosphère d’ardente volupté, ce qui fait de cet ouvrage un véritable objet de collection, rare et précieux – et tout à fait unique en son genre. En 1967, les productions d’art érotique étaient produites dans la plus complète clandestinité, du fait d’une rigide censure gouvernementale – l’ouragan Emmanuelle, incarnée par la légendaire Sylvia Kristel, n’ayant pas encore ébouriffé le public français… Qu’on se souvienne aussi que, quelques années auparavant, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert avait été poursuivi par le Ministère public pour avoir osé promouvoir Sade et éditer l’intégrale des œuvres du Divin Marquis… Il était visiblement périlleux d’aimer les plaisirs de la vie dans la France gaulliste d’après-guerre, et l’on ne peut que saluer la hardiesse artistique de Pierre Jousson, qui s’est inscrit en faux contre le rigorisme hypocrite de son temps.
Dans cet album édité de manière confidentielle, le photographe Pierre Jousson propose uniquement des situations hétérosexuelles, tout autre schéma intime étant à l’époque impensable. Car, un an avant Mai-68, qui fit souffler sur l’Hexagone un formidable vent de liberté, la France végétait sous le règne étouffant de « Tante Yvonne » et de sa réfrigérante chape de plomb morale. La revue gay « Arcadie », dirigée par le très bourgeois André Baudry, et qui proposait des nus timides de couples masculins à ses abonnés, passa ainsi sous les fourches caudines de la justice française, pour avoir eu le courage de s’écarter des « normes » établies.
On peut dire la même chose de l’album Érotiques de Pierre Jousson, qui, par son originalité et son audace, reste le témoignage irremplaçable d’une époque que l’on voudrait croire à jamais révolue, nonobstant l’offensive actuelle des nouveaux puritains.
(photo de la réédition de 1968, différente de celle vendue par Abraxas-Libris, qui propose l’édition rarissime de 1967, éditée à une poignée d’exemplaires)
Nous proposons un ouvrage extrêmement rare de Guy Le Querrec sur la Révolution des Oeillets, Portugal 1974-1975 : Regards sur une tentative de pouvoir populaire (1979), consultable ici.
« Etre photographe c’est avant tout une manière de vivre, de se promener sur le fil du hasard pour attraper une étoile filante ». Guy Le Querrec
Le photographe breton Guy Le Querrec propose ses premiers clichés de musiciens dans les années 50 à Londres, et entame sa carrière professionnelle en 1967. Recruté en 1969 par l’hebdomadaire « Jeune Afrique » en tant que photographe et rédacteur, il réalise ses premiers reportages au Tchad, au Cameroun et au Niger.
En 1972, il participe à la création de l’agence de presse photographique Viva, pour la quitter trois ans plus tard et rejoindre en 1976 l’agence Magnum, une des toutes premières coopératives photographiques, créée en 1947 par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Georges Rodger, William Vandivert et David Seymour. Créée dans le but de permettre aux photographes de garder un contrôle total sur les droits de leurs photos, l’agence regroupe quelques-uns des plus grands photojournalistes au monde. Le mode de recrutement de ses membres, long et exigeant, lui permet de sélectionner les meilleurs professionnels de l’image. L’agence Magnum compte aujourd’hui plus de 70 membres.
Guy Le Querrec est connu pour ses nombreux reportages en Chine et en Afrique et sur les Indiens nord-américains (Sur la piste de Big Foot, Editions Textuel, 2000). Son travail de reporter est ponctué de périodes consacrées au jazz, sa grande passion Jazz sous les platanes, Editions Java, 1984 ; Scaneditions, 1993 ; Jazz Light and Day (Federico Motta Editore, 2001). Il a notamment voyagé à travers ving-cinq pays africains avec le trio Romano-Sclavis-Texier. Trois de ses albums ont d’ailleurs été inspirés par ses photos. En 1977, Guy Le Querrec publie son premier ouvrage, Quelque part, aux Editions Contrejour.
L’ouvrage que nous proposons à la vente, Portugal 1974-1975 : Regards sur une tentative de pouvoir populaire, est le deuxième livre du photographe, publié en 1979 aux Editions Hier & Demain. Il s’agit d’un regard collectif de plusieurs photographes sur les deux années qui ont suivi la Révolution des Oeillets au Portugal, tentant de suivre le mouvement à travers ses paysages sociaux et accordant une importance particulière aux images du peuple plutôt qu’à celle des dirigeants et de l’armée.
Le livre propose des photographies noir et blanc de Alecio de Andrade, Gérard Dufresne, Vojta Dukat, Jean-Claude Francolon, Jean Gaumy, Fausto Giaccone, Benoît Gysemberg, François Hers, Sylvain Julienne, Guy Le Querrec, Jacques Minassian, Alain Mingan, Jean-Paul Miroglio, Daniel Mularoni, Jean-Paul Paireault, Gilles Peress, Sebastiano Salgado, présentées par Jean-Paul Miroglio et Guy Le Querrec, avec les textes de Jean-Pierre Faye.
Notre exemplaire est en bel état, intérieur frais. A découvrir rapidement !
« Suite d’illustrations pour Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier » est l’un des livres d’artiste réalisés par Laure Albin-Guillot, photographe française majeure de l’entre deux guerres. Avec la complicité d’auteurs tels que Paul Valéry, Henri de Montherlant, André Gide, Maurice Garçon…, Laure Albin-Guillot produira plusieurs ouvrages combinant littérature et photographie, ouvrages qu’elle qualifiera de « livres de bibliophilie ». Pour Le Grand Meaulnes, ce sont 17 planches en noir et blanc illustrant chacune une phrase tirée du roman d’Alain Fournier. Les petits personnages créés par Louise-Demée Chevallier, comme des poupées en pâte à sel, sont mis en scène dans des décors d’intérieurs ou dans des scènes champêtres. La photographe use d’une veine pictorialiste, accentuant les ombres et les flous pour donner à ces « tableaux » une profondeur dramatique.
La succession des photographies déroulent l’histoire du roman en livrant des images qui se nourrissent des différents arts observés ou pratiqués par la photographe : peinture, théâtre, cinéma, art décoratif.. Cette Suite d’illustrations pour le Grand Meaulnes est aussi un témoin essentiel de l’histoire de la photographie, qui, depuis ses débuts, se cherche une légitimité artistique. Portraitiste, photographe de nus, de paysages, de natures mortes, auteur de reportages, publicitaire, Laure Albin-Guillot est ainsi l’une des premières en France à avoir envisagé une application décorative de la photographie. Photographiant par exemple les préparations microscopiques collectionnées par son mari, Laure Albin-Guillot a acquis une expérience de la mise en forme de l’infiniment petit et c’est cette expérience qu’elle met au service des scènes miniatures ici travaillées pour mettre en lumière, comme un petit théâtre d’ombres, la force poétique du roman d’Alain Fournier.
30 Jan 2020
0 CommentsLes belles éditions d’après-guerre
Les éditions du Panthéon et la maison Athêna ont été fondées dans l’immédiat après-guerre, et ont connu leur riches heures de la fin des années 1940 à la fin des années 1950. Nées dans un Paris meurtri, ces deux maisons sont de celles qui redonnent des couleurs à un monde de l’édition particulièrement tourmenté pendant l’Occupation. En effet, nombre de professionnels du milieu se sont pliés aux injonctions allemandes et ont parfois édité des auteurs antisémites ou du moins acquis à la cause nazie. A contrario, d’aucuns refusèrent d’éditer, d’autres encore acquirent leurs lettres de noblesse en éditant des textes de résistants.
Après cette période de privation, le lectorat se tourne volontiers vers les ouvrages des collections « Athêna-luxe » (Athêna) et « Pastels » (Panthéon) qui publient principalement de beaux textes à succès d’avant la guerre. Les tirages sont volontairement limités, souvent numérotés et toujours très bien illustrés (Choppy, Edou Martin, Sornas, Gradassi…). Les impressions sont luxueuses sur de très beaux papiers (pur fil Johannot, alfa mousse navarre, velin chiffon Johannot).
Frontispices en couleurs, lettrines, bandeaux et culs-de-lampe se fondent à merveille dans ces exemplaires qui constituent un bon point de départ pour tout bibliophile.