28 Mar 2023
Kessel: le lion et son double
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« Il ne faudrait jamais entreprendre de raconter un voyage : on est d’avance vaincu. […] Mais que faire ! Si l’on aime, il faut parler de l’objet de son amour. »
Joseph Kessel, En Syrie, p.9 Folio 2014.
Jef, l’aviateur, le reporter, l’académicien, Jef le russe, le juif, l’apatride aventurier, Jeff le fin psychologue, l’homme de terrain, le lion.
De l’Argentine (1898) au Val-d’Oise (1979), Joseph-Elie Kessel aura eu l’occasion de parcourir le monde de long en large plusieurs fois.
Son nom sans vous être familier ne vous est sûrement pas totalement inconnu, sans doute parce qu’il aura été à la fois un acteur important et un observateur acéré de la première moitié du 20e siècle.
De ses articles, notamment sur la survivance de l’esclavage en Abyssinie dans Le Matin (publiés entre mai et juin 1930, ils feront augmenter le tirage du journal de 150 000 exemplaires), à son rôle actif d’aviateur durant les deux guerres, sa présence marquante dans la résistance (ne serait-ce que pour l’écriture du Chant des partisans et de L’armée des ombres) en passant par ses récits plus intimistes comme Les Captifs ou sulfureux comme Belle de jour – adapté pour le cinéma en 1967 par Luis Bunuel – sans parler du succès retentissant du Lion et des Cavaliers en leur temps, Kessel aura marqué son époque avec éclat.
Une œuvre riche et polymorphe qui vaut le coup d’être (re)découverte, notamment à travers ses différents thèmes et registres représentés par un éventail significatif dans notre stock :
Que ce soit le portrait intime et politique, son amour des figures à la fois grandiloquentes et inquiétantes et l’exploration récurrente de ses doubles dans l’écriture, à travers Stavisky, l’homme que j’ai connu.
Ou comment dans Le Lion et La Piste fauve le récit-reportage s’évertue à sonder l’ambiguïté de la force, du sauvage et des liens aussi bien sociaux que sentimentaux qu’ils entretiennent entre eux et aussi des rapports de forces entre colons et colonisés (sans réel jugement ou recul par ailleurs).
Ou encore ses débuts avec La Steppe rouge, recueil de nouvelles – assez brutales – se déroulant dans la période de guerre civile que vit la Russie bolchéviste suivant la révolution d’Octobre 1917, où le jeune écrivain montre déjà son talent à travers ses personnages alliant le détail journalistique à la profondeur romanesque.
Et enfin ses deux grands œuvres représentant ensemble une forme de synthèse de sa vie et de son travail d’artiste : Le Tour du malheur, fresque romanesque à caractère autobiographique de 1600 pages répartis sur 4 tomes à laquelle Kessel tenait énormément, grand succès public à sa sortie mais qui ne parvint pas à convaincre la critique et qui reste aujourd’hui assez méconnu par rapport au reste de ses écrits ; en face de cela Les Cavaliers, roman épique consacré à l’Afghanistan et au jeu du bouzkachi, considéré comme son chef d’œuvre tant par la critique que par une grande partie du public et qui incarne peut-être le mieux ce combat que l’auteur mène avec l’écriture pour exprimer son amour du voyage.
Nous vous invitons ainsi à voyager avec cet homme fasciné et fascinant aussi bien sur notre site qu’en librairie où nous possédons aussi de belles pièces de son œuvre, parce qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir ou approfondir sa connaissance de cet artiste dont François Mauriac disait dans son Bloc-notes :« Il est de ces êtres à qui tout excès aura été permis […] et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme. »
30 Avr 2023
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Silence…
« Silence, l’ennemi guette vos confidences », « Silence l’ennemi écoute, méfiance l’ennemi ment », « Prudence, silence, l’ennemi écoute », « Sachez vous taire, on sait vous écouter » etc.
Autant de slogans reflétant le climat d’« espionnite » régnant au sein du gouvernement et de l’armée durant la « drôle de guerre », où l’immobilisme des troupes pèsent sur les nerfs des français.
On les retrouvait notamment sur les affiches de l’exposition « Tiens ta langue ! », présentée 101 avenue des Champs Élysées à Paris à partir du 17 mai 1940, où étaient exposés une sélection de productions picturales réalisées en parties par des soldats au sein d’une campagne de propagande du gouvernement de Daladier.
C’est d’ailleurs l’affiche de Paul Colin (réalisée durant cette période) : « Silence, l’ennemi guette vos confidences » qui y sera primée.
Elle illustre en effet parfaitement l’obsession de cette « cinquième colonne » – expression symbolisant l’idée de groupes de partisans infiltrés, et ce parmi les civils généralement, œuvrant ou prêts à le faire de l’intérieur pour déstabiliser l’État – qui règne alors.
On y voit une ombre menaçante occupant une bonne partie de la moitié droite de l’affiche, penchée au niveau de la tête des deux personnages au premier plan, représentés en blanc et contrastant autant avec la forme noire qu’avec le fond bleu nuit.
Ce couple est formé par un civil en chapeau-melon et imperméable et un soldat reconnaissable à son calot militaire, son trench-coat et ses bottes.
Le ton de l’affiche est autoritaire, avec son injonction au silence justifiée par l’omniprésence induite des oreilles espionnes.
Ce sont des éléments que l’on retrouve dans nombres de représentations de l’époque, on observe quasiment la même forme en arrière-plan sur le dessin de Jean Lorac « Silence l’ennemi écoute, méfiance l’ennemi ment » ainsi que le duo civil-militaire sur celui de Jean Laleure « Sachez vous taire, on sait vous écouter » ou encore « L’ennemi a des oreilles… partout » de A. Marvie et l’utilisation de l’ombre dans le dos qui guette, écoute, épie est l’une des plus répandues comme on peut le voir également sur les propositions graphiques de François Blanc ou R.Beltz ici.
On constate cependant la maîtrise de la composition chez Paul Colin, les destinataires du message sont placés au centre et l’ennemi en arrière fond, le sobre choix des couleurs met en valeurs une forme de fragilité de ces premiers tout en créant une atmosphère interlope, entre chiens et loups propices aux « confidences » que l’artiste met symétrie avec le « silence » pour assurer un message à la fois clair et entêtant.
Les contours anguleux des personnages ainsi que du lettrage servent le propos et l’impact de l’ensemble avec efficacité et nous rappellent l’influence art-déco de l’affichiste.
Celui-ci naît en 1892 et grandit dans ce centre de l’Art Nouveau qu’est Nancy à l’époque.
S’il commence à faire ses armes d’artiste-affichiste au début de l’entre-deux guerres, c’est en 1925 qu’il sera pleinement révélé par son affiche pour la Revue Nègre (dont Sidney Bechet faisait partie) et son travail subséquent autour de Joséphine Baker qui en est la star montante et avec qui il aura une relation amoureuse pendant quelques temps.
Il y démontre tout son talent à saisir le mouvement des corps et des expressions condensés dans une certaine forme d’épure.
Il le résume ainsi lui-même : « l’affiche doit être un télégramme adressé à l’esprit ».
L’orée de la seconde guerre mondiale l’amène à se positionner politiquement, notamment en montrant son soutien au camp républicain espagnol en produisant une affiche en 1939 où il compare le Paris menacé par Hitler au Madrid conquis par Franco.
C’est également dans ce cadre qu’il signe cette affiche fin 1939-début 1940 du « Silence, l’ennemi… guette vos confidences ».
Il refusera d’ailleurs de travailler pour l’occupant allemand ainsi que pour l’état collaborationniste français et reprendra son travail le 14 août 1944, date à laquelle Paris n’est pas encore libérée, avec sa Marianne aux stigmates destinée à être reproduite en grande quantité afin d’être affichée sur les murs des villes de France.
Ainsi l’affiche que nous vous proposons aujourd’hui est marquante sur plusieurs tableaux, l’historique évidemment, en tant que témoignage flagrant du climat de la fin de la période liminaire de la « drôle de guerre », synthèse graphique des inquiétudes d’une époque et de son gouvernement mais aussi, artistique, en tant que production d’un des plus grands affichistes français du siècle dernier à propos duquel Jean-Paul Crespelle, journaliste et historien d’art important de l’après-guerre, a pu dire : « Plus qu’aucun autre, il aura été le témoin de son temps, au point que, lorsqu’on songe aux grands animateurs de cette époque, son nom vient sous la plume avec ceux de Pablo Picasso, Jean Cocteau, Coco Chanel, André Breton, Paul Morand, Louis Jouvet, Jean Giraudoux, Christian Bérard. ».