18 Juil 2021
Album érotique chinois
Aujourd’hui, la librairie Abraxas vous propose, le temps d’une lecture, un voyage artistique aux confins de l’Orient, à travers l’histoire millénaire de l’Empire du Milieu. L’érotisme, parmi les cultures asiatiques, a toujours occupé une place prépondérante ; l’analyse du traitement de ce thème par les différentes nations et sociétés, qui ont occupé ou occupent toujours ce continent, constitue un témoignage fondamental des mœurs et traditions de ces communautés. Parmi les pays de l’Est, on connaît principalement en premier lieu l’estampe japonaise, mais l’érotisme a été un sujet important de l’histoire culturelle de la Chine.
Nous allons remonter le temps avec l’ouvrage qui est au cœur de cet article. Sa reliure est à l’image de l’intérieur qu’elle occulte au regard : d’une grande élégance, les plats en bois sont recouverts de soies de différentes couleurs brochées selon un motif floral à quatre pétales. Cet album dit en accordéon (leporello), resté anonyme et de datation incertaine (fin XIXème/début XXème siècle), est constitué de douze aquarelles sur soie accompagnées de leurs serpentes. La grande qualité des couleurs, l’extraordinaire raffinement du trait dépeignent des scènes intimes riches d’une profusion de détails. La précision et la délicatesse des motifs, ajoutées à la noblesse de la soie, sont sublimées par le bel état de conservation de l’ensemble comme en témoigne la vivacité des couleurs.
Les eroticas chinois ne sont pas seulement peints. Ces scènes sensuelles ont été l’objet d’une production prolifique alimentée par une grande diversité de matériaux : porcelaine, ivoire, bronze, sculptures sur bois… Elles sont très facilement reconnaissables : les visages et les corps sont lisses et expriment peu de passion, les gestes trahissent détachement et retenue. Les femmes chinoises se reconnaissent à leurs pieds bandés. Aucune représentation est censurée ou sujet à dissimulation, tout est montré, découvert. Il n’est jamais question d’une vision crue du rapport sexuel, celui-ci est présenté selon la philosophie taoiste : beauté et harmonie fusionnant avec la nature.
Les premiers témoignages d’un art érotique dans l’histoire de l’Empire de Chine qui soient parvenus jusqu’à nous sont datés de la dynastie Han (-206 à 220 après J.C.). Il atteint son apogée du Xème au XVIIème siècle, soit durant la dynastie des Ming qui pratiquaient une politique artistique relativement plus libérale. Les diverses formes qu’adopta cet art érotique, qui se développèrent pendant cette période, outre le plaisir esthétique, n’étaient pas de simples outils d’excitation sexuelle, mais servirent aussi de supports pédagogiques pour l’éducation sexuelle des futures mariées et des couples fraîchement unis.
Ces œuvres d’art apportent des renseignements précieux sur la culture de l’ancien empire chinois. L’attention portée aux détails des jardins, des intérieurs et des architectures qui servent de cadre aux représentations de ces scènes intimes, ainsi que les différents styles des vêtements et des coiffures, sont une indéniable mine d’informations permettant de documenter les modes de vie et les coutumes des Chinois au temps des différentes dynasties impériales.
La prise de pouvoir par les communistes en 1949 entraîne la censure et l’interdiction des scènes érotiques, puis un « nettoyage culturel » qui provoque la destruction d’une quantité innombrable d’objets d’arts et d’une tradition qui aura plus duré plus de 2000 ans. Cinquante ans plus tard, on assiste à un regain d’intérêt pour la sexualité au sein de la société chinoise, alors que l’ancien art érotique est encore considéré comme de la pornographie et donc interdit, une dualité qui témoigne bien du malaise de l’actuel gouvernement chinois par rapport à son passé culturel.
A ce titre, le travail de la nouvelle génération artistique chinoise, héritière des événements de la place de Tian’anmen en 1989, est particulièrement équivoque, tel celui du photographe Ren Hang centré sur la représentation du corps nu et de la question du désir. Le sujet des peintures érotiques chinoises fait également l’objet d’expositions en Occident : l’artiste allemand Ferdinand M. Bertholet possède en effet la plus grande collection au monde d’objets d’arts érotiques originaires de Chine. Après le musée Cernuschi en 2006, Hong Kong est la première ville asiatique à accueillir, en 2014, une exposition consacrée à cet héritage condamné par le régime communiste chinois, exposition qui sera peut-être le point de départ, pour la République de Chine, d’une redécouverte de son passé culturel.
Pour aller plus loin :
Ferry-M. Bertholet, Concubines et courtisanes, La femme dans l’art érotique chinois, Actes Sud, 2014
Ferry-M. Bertholet, Les jardins du plaisir. Erotisme et art dans la Chine ancienne, Philippe Rey, 2003
Love, Ren Hang, exposition à la Maison Européenne de la Photographie, 2019
21 Sep 2021
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La fin de l’empire ottoman
De manière conventionnelle (aujourd’hui largement remise en cause par les historiens), la date de la prise de Constantinople par l’empire ottoman en 1453 est considérée comme celle de la fin de la période médiévale et l’entrée dans la Renaissance. La chute de l’empire romain d’Orient, ultime rempart contre l’expansion musulmane, ouvre grand les portes de l’Europe au traditionnel ennemi des monarchies catholiques. L’existence de l’empire ottoman s’étend sur six siècles, né aux premières lueurs du XVème siècle pour s’éteindre avec les vestiges de la Première Guerre Mondiale. A cheval entre trois continents, l’empire ottoman, par sa domination du bassin méditerranéen, était au cœur des tractations commerciales entre l’Occident et l’Orient.
Mme de Pompadour par Charles André Van Loo en 1747
Alter ego de l’Europe catholique, fascinant dans son mystère comme dans l’imaginaire que cet inconnu a soulevé, cet « Autre » barbare et hérétique a longtemps attiré tant le mépris qu’un intérêt passionné. La mode des turqueries au XVIIème siècle, ou bien les scènes de harem représentées en peinture au XIXème siècle, constituent autant de témoignages d’un Orient fantasmé, un exotisme exacerbé par l’attrait de l’inconnu, et la littérature n’en est pas exempte. A ce titre, nous pouvons ainsi citer un ouvrage peu commun intitulé Beautés de l’histoire de Turquie. Ecrit par René-Jean Durdent, il est publié en 1816 par la Librairie d’Education d’Eymery, et raconte les grands faits de l’histoire de l’empire ottoman (l’exemplaire sur la photo ci-dessous et disponible à la librairie est une édition de 1818).
Sa chute en 1922 est l’avènement d’un long déclin entamé au cours du XVIIIème siècle. Les premiers facteurs expliquant l’affaiblissement de l’empire ottoman sont d’abord liés à des dissensions internes. Le gouvernement ottoman s’appuyait sur une organisation des provinces par millets : des communautés créées selon la religion des différentes populations. Le sultan déléguait la gestion des provinces aux gouverneurs. Opérationnel au cours des premiers siècles de domination, le système s’essouffla à partir du XVIIIème siècle. Le gouvernement ottoman devait faire face à l’inefficacité accrue de son administration et au pouvoir grandissant des gouverneurs de province face au délitement du pouvoir royal distant, notamment par l’augmentation de la pression fiscale imposée aux populations vaincues.
Portrait gravé par Colin, frontispice d’Histoire d’Ali Pacha par Alphonse de Beauchamp, 1822.
Ali Pacha (1750-1882), gouverneur de la région de l’Epire, était une figure remarquable et parfaitement illustratrice des tensions internes qui déstabilisaient l’empire ottoman. De nombreuses légendes forment sa mythologie personnelle, légendes qu’il n’hésitait pas à inventer lui-même afin de nourrir la réputation de terreur et de cruauté qui le précédait. Personnage romanesque, il a notamment inspiré Alexandre Dumas pour les nouvelles des Crimes célèbres et le Comte de Monte-Cristo. D’origine albanaise, il devait sa progression fulgurante à sa ruse et son habileté à naviguer parmi les troubles politiques qui animaient le nord-Ouest de la Grèce et le sud de l’Albanie. Nommé pacha de Javina en 1784, il fut déposé de sa fonction en raison des plaintes de la population. Il reprit définitivement le contrôle de la ville à la mort de son successeur. L’expansion de son pouvoir, centralisé à Javina, se poursuivit au début du XIXème siècle : à son apogée, il gouvernait deux millions de personnes et dix mille soldats composaient son armée régulière.
Compte tenu de l’implantation stratégique de l’Epire, il devint un interlocuteur privilégié pour les puissances européennes : Napoléon nomma Pouqueville consul général à la cour d’Ali Pacha en 1806. Se pensant suffisamment soutenu par l’Occident, Ali Pacha tenta de prendre le chemin de l’indépendance vis-à-vis de l’empire ottoman. En 1820, il fut l’auteur de la tentative d’assassinat d’Ismaël Bey, un de ses ennemis réfugiés à Istanbul et gagné à la faveur du sultan. Ali Pacha fut sommé de se présenter à la cour pour s’expliquer, convocation qui impliquait la révocation de ses charges s’il n’obtempérait pas. Ce voyage ne pouvant se solder que par sa mort, il choisit la révolte ouverte à partir de 1820. Défait après plusieurs batailles et abandonné par une partie de ses troupes, Ali Pacha fut exécuté en 1822.
La vie tumultueuse de cette figure inspira également Alphonse de Beauchamp, qui fut l’auteur de la biographie Vie d’Ali Pacha, visir de Janina, surnommé Aslan, ou le Lion. L’ouvrage présenté sur la photo ci-dessus est la deuxième édition parue en 1822, à la mort du sujet principal. Cette réimpression visait à corriger une erreur flagrante : en effet, le portrait gravé utilisé en frontispice de la première édition n’était pas celui d’Ali Pacha, mais celui du pacha d’Egypte. La deuxième édition est également augmentée d’une nouvelle préface visant à répondre aux accusations de plagiat et de compilation adressées à l’auteur lors de la publication de sa biographie ; en effet, au même moment, François Pouqueville, consul nommé par Napoléon à la cour d’Ali Pacha, publia les cinq volumes de son Voyage en Grèce.
Rapidement traduit en plusieurs langues, son ouvrage trouva un écho retentissant dans une Europe animée par les idées révolutionnaires. Il y raconte l’identité nationale grecque et relate son soutien à la rébellion des Grecs, gagnés par l’envie d’indépendance vis-à-vis de l’empire ottoman. Le mouvement d’émancipation agissait sur deux niveaux : sur le plan extérieur en s’appuyant sur le philhellénisme, il obtint le soutien des grandes puissances qui vont s’engager en faveur de son indépendance (à l’instar des troupes françaises en 1828 à la citadelle de Patras). A l’intérieur des terres, la révolte rallia le clergé orthodoxe à sa cause, qui était jusqu’alors l’organe de contrôle intermédiaire du sultan sur les Grecs.
L’empire ottoman, au milieu du XIXème siècle, dut ainsi faire face à une situation conflictuelle au sein des territoires des Balkans. Surnommé « l’homme malade de l’Europe » par le tsar Nicolas 1er, il dut faire face à l’endettement et à un retard de développement qu’il tenta de pallier par un processus de modernisation lancé en catastrophe : ce sont les Tanzimat, série de réformes qui aboutiront à la Constitution ottomane en 1876. Mais l’empire ottoman fut incapable de faire face à la perte de ses territoires en Europe : la Serbie devint autonome en 1815, puis c’est au tour de la Grèce de revendiquer son indépendance en 1821 ; la Roumanie prit le même chemin en 1848.
Les tensions extérieures étaient également très fortes, notamment la pression importante exercée par la Russie impériale. La superbe carte en photo ci-dessus montre les enjeux géo-politiques alors à l’œuvre au milieu du XIXème siècle. Dressée par Hérisson, elle dessine les enjeux « du théâtre de la guerre en Europe et en Asie » : en effet, l’accès à la Mer Noire, contrôlé par la Sublime Porte, intéressait grandement les Russes, dont la grande ambition était de dominer un rivage maritime qui ne gèle pas en hiver, et donc de poursuivre à l’envi leur expansion commerciale. L’empire ottoman réussit à maintenir l’embargo sur l’appétit russe uniquement parce qu’il recevait la protection du Royaume-Uni et de la France, un soutien qui aura un certain prix : les Anglais s’empareront de l’Egypte tandis que les Français s’accapareront l’Algérie puis la Tunisie.
Mais les troubles politiques qui perturbaient l’empire ottoman n’altérèrent en rien la fascination qu’il continuait d’exercer. Pour illustrer la persistance de cet intérêt, nous pouvons citer deux titres : Une année dans le Levant, par le vicomte Alexis de Valon, publié en 1850 chez Dauvin & Fontaine, relate le voyage de l’aristocrate en Sicile, en Grèce et en Turquie en 1842, où il s’intéressa notamment à la condition des femmes. En 1855, François Méry publie Constantinople et la Mer Noire chez Leprieur et Morizot, un ouvrage composé en deux parties : une histoire complète de Constantinople, et une seconde partie plus pittoresque consacrée aux légendes et à la description de monuments et de mœurs locales. L’ouvrage est également doté de 21 planches (dont certaines en couleurs) par les Frères Rouargue, dont la beauté des gravures traduit la« passion de l’Orient », fantasmée et idéalisée, que le vaste empire de la Sublime Porte suscitait.