23 Juin 2023
Que nous racontent les comptes ? Livres de comptes marins : Capitaine Joulain 1823-1841 et Capitaine Brion (présumé) fin 1839-1854
Que nous raconte un livre de compte ? Quelles histoires se trament entre les lignes de dépenses et de recettes, entre le registre des marchandises exotiques tel le bois de campêche et la grande Histoire de la mondialisation en cours, entre les destinées et turpitudes de l’équipage, capitaine comme matelots, et la révolution industrielle qui s’annonce et va amener le milieu de la navigation à se transformer ?
De quelles mutations et de quelles constantes ces indications et ces chiffres se font l’indice et la trace ?
De l’échelle locale malouine à l’internationale, en nous amenant aux Caraïbes, aux Indes et même aux États-Unis pour La Glaneuse, en passant par les ports français iconiques de Bordeaux, Marseille mais surtout du Havre, les aventures des biens et des hommes se tissent ensemble au fil de ces deux livres de comptes de la marine que nous vous présentons aujourd’hui.
Le premier, celui du capitaine Joulain de Saint-Malo, est le plus volumineux avec plus de cinquante voyages sur deux navires (brick) : Le Saint Esprit, armé par Monsieur Magon de la VieuVille négociant à Saint-Malo, réalisant des cabotages jusqu’aux ports du Havre, de Marseille, de Bordeaux et d’autres encore (Rouen, Malaga…) de 1823 à 1834 et La Glaneuse, armé par Monsieur Magon VieuVille fils toujours à Saint-Malo, à l’usage plus diversifié avec des trajets transatlantiques vers New York, la Nouvelle Orléans ou encore Rio de Janeiro mais aussi plus proches vers Londres ou les habituels ports de Marseille, Le Havre et Bordeaux, de 1835 à 1841.
Il se présente d’une manière organisée, claire et précise dans l’ensemble comme on peut le voir sur les photos ci-dessous.
Le second quant à lui est un peu plus intriguant, plus à même de piquer le néophyte que le premier.
Son auteur est inconnu, ses destinations exotiques: de nombreux trajets vers et dans les Caraïbes (Pointe-à-Pitre, Port-au-Prince, les Gonaïves etc.) puis « les Indes » (Pondichéry, Calcutta…) ; ses navires plus nombreux et ses armateurs pas toujours référencés.
Son écriture change sensiblement et le nombre exact de ses voyages est ambigüe, 11 ou 12, au moins 10 sur une période de 14 ans environ entre 1839 et 1854.
Il en ressort quelque chose de plus personnelle, de plus proche d’accès avec lequel on embarque volontiers.
Peut-être alors cherchera-t-on à trouver à qui pouvait donc bien appartenir ce carnet et trouvera-t-on, suite à quelques heures de recherches dans différents fonds d’archives, qu’il aurait pu appartenir à Louis Adolphe Brion, originaire de Saint-Servan, Capitaine du Pierre François allant à Calcutta, né le 21 Juin 1802 en cette même ville et alors âgé de 45 ans (l’archive date de l’année 1847). Il semble très probable que cela soit le cas vu les usages de la marine à cette époque.
(Liens ci-dessous pour les archives du registre des bâtiments de la Seine-Maritime sur lesquelles on retrouve le Pierre François en partance pour Calcutta en 1848 et les archives de registre de l’équipage du Pierre François allant à Calcutta et datée de 1847, il semblerait cependant que c’est bien le même navire, on retrouve d’ailleurs sur le registre de l’équipage des noms que l’on voit dans la partie « avances faites à l’équipage » à la fin de notre document:
On pourra alors embarquer avec lui au fil de ses voyages et découvrir le bois de campêche, cet arbre tropical d’Amérique latine et centrale, également présent dans les Caraïbes, qui deviendra avec l’occupation espagnole de l’Amérique l’un des principaux colorants mondiaux pendant plusieurs siècles ; permettant des teintes allant du bleu au rouge ainsi que de beaux noirs, il devint très populaire en Europe.
L’on y trouvera aussi tout un vocabulaire caractéristique de l’époque et du milieu du commerce maritime, du boucaut, tonneau de taille moyenne souvent en bois blanc servant à contenir des marchandises sèches, au tafia, une eau de vie de canne à sucre non vieilli faite avec l’écume des sucres et des gros sirops, produisant ainsi une forme de rhum à bas prix (on peut notamment lire « 18 litre tafia pour les noirs et les ouvriers » à la page 30), en passant par les lascars, ces matelots indiens servant dans les marines européennes.
On y appréciera aussi les transactions plus triviales comme la vente de 20 cochons, 72 canards, 1 balle de café de java, 800 œufs, 54 boîtes de conserves et 26 bouteilles de champagne sur l’île Bourbon (actuelle Ile de la Réunion) ; une ballade en éléphant en Inde ; un bandage pour un matelot ou encore le blanchissage de linge de table lors du voyage d’un certain Mr Decolon de Pondichéry à Madras, passager avec sa suite de domestiques, pions, guides et durant lequel on fait recours à un interprète, des boys et des palanquins.
Ainsi ces carnets nous permettent de nous immerger dans le milieu du commerce maritime du début-milieu du XIXe siècle à travers son langage, ses biens, ses usages (on peut notamment penser aux frais quasi-systématiques de pilotage hors des ports), mais aussi ses passagers ainsi que son équipage. Ce qui peut permettre au lecteur avisé de trouver nombre d’informations intéressantes en termes d’histoire mais aussi de généalogie.
À vous de les explorer !
29 Août 2023
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Larguez les amarres, voici Gustave Aimard !
« Carte de visite de Gustave Aymard (Aimard), romancier et grand voyageur ». Photographie d’Etienne Carjat (1828-1906). Paris, musée Carnavalet.
« Gustave Aimard, romancier et grand voyageur », on aurait aisément pu y lire : « aventurier ».
Il naît Olivier Aimard le 13 Septembre 1818 à Paris, orphelin adopté, il devient Olivier Gloux à 6 ans. Suite à quelques péripéties, il s’embarque comme matelot à 9 ans, atterrit en Amérique du Sud qu’il remonte jusqu’au Mexique et en Californie. Il aurait été captif d’indiens en Patagonie, « coureur des bois » (entendez trappeur), chercheur d’or et franc-tireur dans la Sonora ainsi que marié à une Comanche dont la tribu l’aurait accueilli pendant 5 années.
De retour en France il se sert de cette matière pour devenir un auteur populaire à succès, se remarie à une chanteuse lyrique, produit de nombreux ouvrages de qualité variable et meurt diagnostiqué, entre autre, de folie des grandeurs dans l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne, au sein de la ville qui l’a vue naître, en 1883.
Si la vie de Gustave Aimard semble bien digne d’un roman, ce n’est pas tout à fait un hasard : la majorité de ces informations nous provenant de ses écrits plus ou moins autobiographiques (principalement Par mer et par terre et en filigrane de toute son œuvre), la véracité de ces éléments reste à prendre avec précaution malgré la confirmation de certains d’entre-eux, dans les quelques travaux de recherches qui lui ont été dédiés (Sur la piste de Gustave Aimard de Jean Bastaire, les articles d’André Pinguet et le n°13 de la revue Le Rocambole qui lui a consacré un dossier de 110 pages sous la direction de Thierry Chevrier).
Nous avons aujourd’hui le plaisir de pouvoir vous proposer une quantité importante de ses œuvres en ligne et dans nos magasins, notamment de nombreux numéros de la collection du « Livre populaire » à 65 centimes publiés par Fayard à partir de 1907. (Re)Plongeons-nous dans cet auteur un peu oublié et pourtant pionnier de la littérature d’aventure sur l’Ouest américain en langue française.
Les nuits mexicaines, n°44, 1911, collection « Le Livre populaire » à 65 centimes Fayard.
Ainsi, si l’on peut reconnaître qu’il n’a pas totalement disparu de nos mémoires, sa présence y est-elle à la hauteur de son héritage?
Il faut admette en effet, et déplorer peut-être, le talent inégal parcourant son œuvre, notamment à cause de ses nombreuses répétitions : thématiques, stylistiques, voire de passages entiers (comme avec cet exemple frappant : en 1864 il conserve ses textes originaux pour Amyot et procure à Cadot, un éditeur d’appoint, des textes remplis de réemplois, notamment Les Chasseurs d’abeilles dans L’Araucan, victime de son succès il aurait eu du mal à suivre les demandes des éditeurs)… Ce qui ne l’empêchera pas de devenir un des auteurs populaires marquants du XIXe siècle, par l’imaginaire du Far-West et de l’aventure qu’il a grandement participé à apporter et développer en France.
Les chasseurs d’abeilles, n°20, 1909, réédition de Fayard toujours dans la même collection, un des tomes qui servira à l’auto-plagiat de l’auteur.
On le retrouve en effet cité par Lautréamont (même si c’est pour l’opposer à ce qu’il considère comme renfermant du « génie ») qui le place aux côtés de Dickens, Hugo et de Landelle (un auteur d’ouvrages maritimes). Il est également présent chez Cendrars qui le cite aux côtés de Bernardin de Saint-Pierre, Wells et Poe comme figures du roman du XIXème siècle et chez Pagnol qui le place au même niveau que Fenimore Cooper (comme source d’inspiration pour ses jeux et créations d’enfants avec son frère Paul dans La Gloire de mon père). Il ne faudrait également pas oublier qu’on lui doit le patronyme et personnage de Valentin Guillois, si cher à Robert Desnos qui l’utilisera même comme pseudonyme pendant la résistance.
Le cœur loyal, n°4, 1908, Fayard. Le personnage du Cœur Loyal, introduit dans Les Trappeurs de l’Arkansas, le n°1 de la collection, est une figure récurrente d’Aimard, il forme avec Valentin Guillois une forme de pendant au Bas-de-Cuir de Cooper.
Il aura aussi, et peut-être surtout, été l’un des grands inaugurateurs de la figure de l’écrivain aventureux qui deviendra si importante durant la première moitié du XXème siècle. Si nous avons déjà cité Cendrars, on peut aussi penser à Kessel ou encore Jünger mais également, même s’il est peu probable qu’il l’ait lu, à Jack London dont les voyages au Klondike puis au bord du Snark ont rempli nombre de ses livres. Le parallèle est marquant sur plusieurs points : ils sont tous deux orphelins de père ; ont eu une première partie de vie aventureuse marquée par une certaine précarité qui leur a ensuite servie de matière pour une ascension sociale à travers l’écriture et seront révélés par l’apparition de leurs textes dans des journaux ; ils entretiennent également des rapports ambiguës, mais relativement caractéristiques de l’époque, avec l’altérité, y voyant autant de vices que de vertus ; il en est de même pour leur engagement politique qui, s’il est bien présent, est fluctuant et suit le cours de leurs rencontres et expériences, plus que soutenus par un véritable système (libertaire pour Aimard et socialiste pour London, même si chez ce dernier on peut noter une forte prégnance du darwinisme social).
À la différence de London, Aimard n’est pas journaliste mais il parle tout de même parfois de sujets qui lui tiennent à cœur et qui ont été, ou sont, d’actualités, comme avec La Fièvre d’or et Curumilla qui retrace l’aventure du comte Raousset-Boulbon et de sa République de la Sonora en 1852 (à laquelle l’auteur aurait participé) ou la guerre du Mexique, avec Les Gambucinos ci-dessous.
Les Gambucinos, n°28, 1910, Fayard. Publié originellement au printemps 1865 dans le périodique Le Musée des familles, en plein guerre du Mexique, l’auteur ouvre le récit par son intention de renseigner sur cet événement qui attirent « les regards des parents et des amis de nos braves soldats ».
Le commandant Delgrès, n°41, 1911, Fayard. Consacré à la figure éponyme du commandant qui se révolta contre le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe sous l’ordre de Bonaparte, en 1802.
À l’instar de ses contemporains, il publie tout d’abord ses textes dans des périodiques : La Tour des Hiboux dans le Journal pour tous en 1856 et Don Diego de Lara dans le Journal du Dimanche en 1857 ; obtenant le succès en 1858 avec Les Trappeurs de l’Arkansas, ceux-ci sont rapidement repris en volumes par l’éditeur Amyot (Don Diego de Lara l’est sous le nom de Le Chat sauvage dans le recueil Une Vendetta mexicaine, chez Cadot l’autre éditeur d’Aimard à cette époque) puis par Dentu à partir de 1870 avec La Forêt vierge. Ses œuvres seront ensuite rééditées par Fayard en 1907, après un rachat d’une partie des fonds de Dentu qui fait faillite en 1895, cette collection constitue l’ensemble le plus accessible des ouvrages de l’auteur. Elle fait partie de la fameuse série à 65 centimes « Le Livre populaire », initiée par Arthème Fayard fils en 1905 qui durera jusqu‘à la première guerre mondiale. Toutes les couvertures y sont superbement illustrées par Georges Conrad, collaborateur de nombreux périodiques de l’époque comme le Journal des voyages, Mon Journal ou La Vie illustrée. Il composa également de nombreuses couvertures de romans populaires pour Hachette et Fayard, dont des séries de Jules Lermina, continuateur des Mystères de Paris d’Eugène Sue et du Comte de Monte-Cristo de Dumas entre autres. Fayard ressortira ses aventures découpées et édulcorées en fascicules dans les années 30, à destination d’un public plus jeune et on retrouve Les Trappeurs de l’Arkansas au sein de la Bibliothèque rouge et or à l’orée des années cinquante, même si l’auteur a alors perdu de son aura.
La Fièvre d’or – Curumilla, Amyot, 1860.
Le Souriquet (René de Vitré – Michel Belhumeur), Dentu, 1882.
Le Grand chef des Aucas en fascicules chez Fayard Frères, illustré par Delâtre.
La Forêt vierge, édité ici chez Fayard, n°18 de la collection « Le Livre populaire » à 65 centimes.
Balle-Franche, L’Eclaireur, Les Outlaws du Missouri, Les Chasseurs d’Abeilles, Le Coeur de Pierre, Le Guaranis, Le Montonero, n°16 à 22 d’un lot du n°1 à 22, édité par Arthème Fayard dans les années 30.
Les Trappeurs de l’Arkansas, « Bibliothèque rouge et or », 1951.
Nous avons donc pu voir l’apport d’Aimard à la littérature d’aventure et sa place de choix dans les éditions populaires jusqu’à la Grande Guerre, ainsi que l’importance en filigrane de sa postérité, chez les écrivains du début du XXe siècle notamment.
Alors n’hésitez pas à mettre la main sur un de ces ouvrages historiques, qui le sont autant par le fond que par la forme, et embarquez-vous avec ce cœur aventureux de la Lorraine au Mexique en passant par le Brésil et les Caraïbes!
(Nous vous conseillons également, si vous voulez approfondir le sujet: Sur la piste de Gustave Aimard, Trappeur quarante-huitard, de Jean Bastaire, édité par Les Belles Lettres ; cette belle synthèse sur Gallica ainsi que cet article disponible sur openedition.)