17 Mar 2019
« L’Assiette au beurre », l’ancêtre du « Canard enchaîné » et de « Charlie Hebdo »
Publication pionnière dans le domaine de la presse satirique, « L’Assiette au beurre » aura eu l’insigne mérite, durant une période de trente-cinq ans – 1901/1936, avec une interruption causée par la « Grande Guerre » –, de bousculer de manière tonique les conventions sociales et de susciter d’intéressantes polémiques dans le morne paysage de la Troisième République déclinante. Avec un ton plaisamment irrévérencieux et un art consommé des formules chocs (du reste, quoi de plus normal pour un journal anarchiste ?), « L’Assiette au beurre » a ainsi durablement marqué son époque : unique en son genre, témoin de toute une période de l’Histoire de France, cette publication a désormais autant une valeur mémorielle qu’artistique, avec ses désopilants dessins au style iconoclaste, tous imprégnés d’un humour irrésistible et remplis de personnages tout droit sortis d’un roman de Zola ou d’une toile de Botero.
On ne peut que sourire avec amusement devant telle ou telle parodie anticléricale (en pleine bataille pour la séparation de l’Église et de l’État), où la finesse du trait le dispute à l’intelligence du propos. Comme, par exemple, dans ce numéro du 25 février 1905 (soit neuf mois avant la fameuse ordonnance progressiste qui marqua durablement cette année mouvementée), où l’on voit une brave paroissienne discuter âprement du prix d’une messe avec un curé en surplis immaculé :
LE CURÉ : « Une messe de mariage pour cinquante francs… Et, à ce prix là, vous gagnez le paradis ! C’est pour rien, mon enfant… »
LA PAROISSIENNE : « Le Paradis pour cinquante francs ?… Non ! C’est rien cher… A l’Ambigu [célèbre bordel de l’époque], on y va pour dix ronds !… »
Tant les bonnes âmes bien-pensantes que les bigots ulcérés par les ligues anticléricales furent quelque peu étourdis par le numéro 141 (publié en décembre 1903) de « l’Assiette au beurre », qui marqua alors les esprits (dans tous les sens du terme) avec son dossier-choc sur les Messes Noires, enrobé d’un humour délicieusement blasphématoire et d’une raillerie jovialement satanique, avec en prime une couverture provocatrice figurant un diable barbu et cornu sur fond de pleine lune blafarde, suivie de ces vers incantatoires :
« Viens avec nous, Maître que nous aimons, nos lèvres te supplient et nos bras te provoquent. »
Hélas pour les dévots adorateurs du Malin, ce dernier ne condescendit pas à honorer de sa ténébreuse présence les offices célébrés en son nom dans les cercles ésotériques parisiens de l’époque, comme s’en gaussa allègrement le journaliste de « L’Assiette au Beurre » chargé d’enquêter sur ces singuliers cénacles :
« Mais l’Archange [Lucifer] est sans doute en train de visiter, bien d’autres fabuleux et tristes imbéciles ; il se refuse à fréquenter leur domicile et depuis plusieurs soirs les laisse poireauter. »
Gardienne rigoureuse du patrimoine littéraire et journalistique de l’Hexagone, la Librairie Abraxa-Libris propose ainsi à la vente divers numéros de « L’Assiette au beurre », ainsi qu’un ensemble quasi complet de la collection dans sa reliure d’éditeur d’origine, indispensables à toute personne intéressée par l’histoire politique et sociale de la France !
28 Mar 2023
0 Comments
Kessel: le lion et son double
« Il ne faudrait jamais entreprendre de raconter un voyage : on est d’avance vaincu. […] Mais que faire ! Si l’on aime, il faut parler de l’objet de son amour. »
Joseph Kessel, En Syrie, p.9 Folio 2014.
Jef, l’aviateur, le reporter, l’académicien, Jef le russe, le juif, l’apatride aventurier, Jeff le fin psychologue, l’homme de terrain, le lion.
De l’Argentine (1898) au Val-d’Oise (1979), Joseph-Elie Kessel aura eu l’occasion de parcourir le monde de long en large plusieurs fois.
Son nom sans vous être familier ne vous est sûrement pas totalement inconnu, sans doute parce qu’il aura été à la fois un acteur important et un observateur acéré de la première moitié du 20e siècle.
De ses articles, notamment sur la survivance de l’esclavage en Abyssinie dans Le Matin (publiés entre mai et juin 1930, ils feront augmenter le tirage du journal de 150 000 exemplaires), à son rôle actif d’aviateur durant les deux guerres, sa présence marquante dans la résistance (ne serait-ce que pour l’écriture du Chant des partisans et de L’armée des ombres) en passant par ses récits plus intimistes comme Les Captifs ou sulfureux comme Belle de jour – adapté pour le cinéma en 1967 par Luis Bunuel – sans parler du succès retentissant du Lion et des Cavaliers en leur temps, Kessel aura marqué son époque avec éclat.
Une œuvre riche et polymorphe qui vaut le coup d’être (re)découverte, notamment à travers ses différents thèmes et registres représentés par un éventail significatif dans notre stock :
Que ce soit le portrait intime et politique, son amour des figures à la fois grandiloquentes et inquiétantes et l’exploration récurrente de ses doubles dans l’écriture, à travers Stavisky, l’homme que j’ai connu.
Ou comment dans Le Lion et La Piste fauve le récit-reportage s’évertue à sonder l’ambiguïté de la force, du sauvage et des liens aussi bien sociaux que sentimentaux qu’ils entretiennent entre eux et aussi des rapports de forces entre colons et colonisés (sans réel jugement ou recul par ailleurs).
Ou encore ses débuts avec La Steppe rouge, recueil de nouvelles – assez brutales – se déroulant dans la période de guerre civile que vit la Russie bolchéviste suivant la révolution d’Octobre 1917, où le jeune écrivain montre déjà son talent à travers ses personnages alliant le détail journalistique à la profondeur romanesque.
Et enfin ses deux grands œuvres représentant ensemble une forme de synthèse de sa vie et de son travail d’artiste : Le Tour du malheur, fresque romanesque à caractère autobiographique de 1600 pages répartis sur 4 tomes à laquelle Kessel tenait énormément, grand succès public à sa sortie mais qui ne parvint pas à convaincre la critique et qui reste aujourd’hui assez méconnu par rapport au reste de ses écrits ; en face de cela Les Cavaliers, roman épique consacré à l’Afghanistan et au jeu du bouzkachi, considéré comme son chef d’œuvre tant par la critique que par une grande partie du public et qui incarne peut-être le mieux ce combat que l’auteur mène avec l’écriture pour exprimer son amour du voyage.
Nous vous invitons ainsi à voyager avec cet homme fasciné et fascinant aussi bien sur notre site qu’en librairie où nous possédons aussi de belles pièces de son œuvre, parce qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir ou approfondir sa connaissance de cet artiste dont François Mauriac disait dans son Bloc-notes :« Il est de ces êtres à qui tout excès aura été permis […] et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme. »