Que nous racontent les comptes ? Livres de comptes marins : Capitaine Joulain 1823-1841 et Capitaine Brion (présumé) fin 1839-1854

Que nous raconte un livre de compte ? Quelles histoires se trament entre les lignes de dépenses et de recettes, entre le registre des marchandises exotiques tel le bois de campêche et la grande Histoire de la mondialisation en cours, entre les destinées et turpitudes de l’équipage, capitaine comme matelots, et la révolution industrielle qui s’annonce et va amener le milieu de la navigation à se transformer ?

De quelles mutations et de quelles constantes ces indications et ces chiffres se font l’indice et la trace ?

De l’échelle locale malouine à l’internationale, en nous amenant aux Caraïbes, aux Indes et même aux États-Unis pour La Glaneuse, en passant par les ports français iconiques de Bordeaux, Marseille mais surtout du Havre, les aventures des biens et des hommes se tissent ensemble au fil de ces deux livres de comptes de la marine que nous vous présentons aujourd’hui.

Carnet de comptes du capitaine Joulain pour le brick « Le Saint-Esprit » (1823-1834) et « La Glaneuse » (1835-1841). La mention unique de la « Glaneuse » sur le titre pourrait indiquer un ajout postérieur.

Le premier, celui du capitaine Joulain de Saint-Malo, est le plus volumineux avec plus de cinquante voyages sur deux navires (brick) : Le Saint Esprit, armé par Monsieur Magon de la VieuVille négociant à Saint-Malo, réalisant des cabotages jusqu’aux ports du Havre, de Marseille, de Bordeaux et d’autres encore (Rouen, Malaga…) de 1823 à 1834 et La Glaneuse, armé par Monsieur Magon VieuVille fils toujours à Saint-Malo, à l’usage plus diversifié avec des trajets transatlantiques vers New York, la Nouvelle Orléans ou encore Rio de Janeiro mais aussi plus proches vers Londres ou les habituels ports de Marseille, Le Havre et Bordeaux, de 1835 à 1841.

Il se présente d’une manière organisée, claire et précise dans l’ensemble comme on peut le voir sur les photos ci-dessous.

La plupart des voyages se figurent ainsi, une liste des dépenses du capitaine pour diverses raisons, frais, avances faites à l’équipage etc. sur plusieurs pages et ce que celui-ci doit à son armateur et ce qu’il lui est dû sur la dernière (pour un ensemble de 3 à 4 pages en moyenne).

Il arrive cependant que cela soit plus condensé sur des trajets nécessitant moins de dépenses.

Le second quant à lui est un peu plus intriguant, plus à même de piquer le néophyte que le premier.

L’énigmatique carnet de comptes, sans titre ni propriétaire.

Son auteur est inconnu, ses destinations exotiques: de nombreux trajets vers et dans les Caraïbes (Pointe-à-Pitre, Port-au-Prince, les Gonaïves etc.) puis « les Indes » (Pondichéry, Calcutta…) ; ses navires plus nombreux et ses armateurs pas toujours référencés.

Son écriture change sensiblement et le nombre exact de ses voyages est ambigüe, 11 ou 12, au moins 10 sur une période de 14 ans environ entre 1839 et 1854.

Cette première page est un peu troublante, il semblerait que cela soit celle de la fin d’un voyage de Bordeaux à Port-Au-Prince revenant au Havre dont le reste aurait été noté sur un précédent carnet.

Pages caractéristiques de l’ensemble, on voit sur celle de droite le voyage qui nous a permis d’identifier l’auteur présumé du carnet en la personne de Louis Adolphe Brion.

Une des rares corrections de l’ouvrage.

Il en ressort quelque chose de plus personnelle, de plus proche d’accès avec lequel on embarque volontiers.

Peut-être alors cherchera-t-on à trouver à qui pouvait donc bien appartenir ce carnet et trouvera-t-on, suite à quelques heures de recherches dans différents fonds d’archives, qu’il aurait pu appartenir à Louis Adolphe Brion, originaire de Saint-Servan, Capitaine du Pierre François allant à Calcutta, né le 21 Juin 1802 en cette même ville et alors âgé de 45 ans (l’archive date de l’année 1847). Il semble très probable que cela soit le cas vu les usages de la marine à cette époque.

(Liens ci-dessous pour les archives du registre des bâtiments de la Seine-Maritime sur lesquelles on retrouve le Pierre François en partance pour Calcutta en 1848 et les archives de registre de l’équipage du Pierre François allant à Calcutta et datée de 1847, il semblerait cependant que c’est bien le même navire, on retrouve d’ailleurs sur le registre de l’équipage des noms que l’on voit dans la partie « avances faites à l’équipage » à la fin de notre document:

https://www.archivesdepartementales76.net/ark:/50278/8682430580e89750029d24b97b5aca89/archref/0/1?id=https%3A%2F%2Fwww.archivesdepartementales76.net%2Fark%3A%2F50278%2F8682430580e89750029d24b97b5aca89%2Fcanvas%2F0%2F333

https://www.archivesdepartementales76.net/ark:/50278/c7228eebd290feddaf85a2c62854b050/dao/0/1?id=https%3A%2F%2Fwww.archivesdepartementales76.net%2Fark%3A%2F50278%2Fc7228eebd290feddaf85a2c62854b050%2Fcanvas%2F0%2F815&vx=1437.95&vy=-1996.1&vr=0&vz=4.91254 )

On pourra alors embarquer avec lui au fil de ses voyages et découvrir le bois de campêche, cet arbre tropical d’Amérique latine et centrale, également présent dans les Caraïbes, qui deviendra avec l’occupation espagnole de l’Amérique l’un des principaux colorants mondiaux pendant plusieurs siècles ; permettant des teintes allant du bleu au rouge ainsi que de beaux noirs, il devint très populaire en Europe.

L’on y trouvera aussi tout un vocabulaire caractéristique de l’époque et du milieu du commerce maritime, du boucaut, tonneau de taille moyenne souvent en bois blanc servant à contenir des marchandises sèches, au tafia, une eau de vie de canne à sucre non vieilli faite avec l’écume des sucres et des gros sirops, produisant ainsi une forme de rhum à bas prix (on peut notamment lire « 18 litre tafia pour les noirs et les ouvriers » à la page 30), en passant par les lascars, ces matelots indiens servant dans les marines européennes.

On y appréciera aussi les transactions plus triviales comme la vente de 20 cochons, 72 canards, 1 balle de café de java, 800 œufs, 54 boîtes de conserves et 26 bouteilles de champagne sur l’île Bourbon (actuelle Ile de la Réunion) ; une ballade en éléphant en Inde ; un bandage pour un matelot ou encore le blanchissage de linge de table lors du voyage d’un certain Mr Decolon de Pondichéry à Madras, passager avec sa suite de domestiques, pions, guides et durant lequel on fait recours à un interprète, des boys et des palanquins.

Ainsi ces carnets nous permettent de nous immerger dans le milieu du commerce maritime du début-milieu du XIXe siècle à travers son langage, ses biens, ses usages (on peut notamment penser aux frais quasi-systématiques de pilotage hors des ports), mais aussi ses passagers ainsi que son équipage. Ce qui peut permettre au lecteur avisé de trouver nombre d’informations intéressantes en termes d’histoire mais aussi de généalogie.

Dernières pages du carnet de bord avec à gauche un exemple « d’avances faites à l’équipage » où l’on voit les noms, les positions sur le navire et ce qui leur est dû par étapes du voyages. A droite une note sur la valeur des nombres inscrits dans les comptes.

À vous de les explorer !