Le Fleuve Noir de l’espace

Dans l’espace, personne ne vous entendra… lire !

B.R Bruss figure parmi les auteurs prolifiques de SF. Ancien vichyste, il écrira au Fleuve une SF humaniste : »Bruss ne parle pas tant de combats et de conquêtes que de rencontres, de contacts », dira de lui J.P. Andrevon.

Forte de plus de 2000 titres* et de cinq décennies de publication, la collection Anticipation des éditions Fleuve Noir a sans conteste marqué l’histoire de la science-fiction française.

Fondée en 1951, elle connaîtra plusieurs vies, créera des vocations, révélera des auteurs, inspirera des éditeurs avant de s’éteindre en 1997. Un adieu en clin d’œil : cet ultime numéro 2001 s’intitulera L’Odyssée de l’espèce. Un ouvrage de Roland C. Wagner distingué par le Grand prix de l’Imaginaire.

Acquérir les 151 premiers volumes c’est faire entrer dans sa bibliothèque l’aventure de la SF populaire française et sa fantastique variété.

Robe noire

Au cours de sa longue histoire la série connaît plusieurs chartes graphiques. La première, familièrement intitulée « Fusée », en est sans aucun doute la plus emblématique. Avec sa robe noire, ses lettrages manuscrits, ses couleurs vives, elle se distingue aussitôt. Aux pinceaux sévit un unique illustrateur, René Brantonne (voir encadré), garantie d’une identité forte.

Le dos agit comme la rampe de lancement d’une fusée différente à chaque titre : stylisée ou plus réaliste, mono tuyère, flanquée de moteurs auxiliaires (ou bien sont-ce des habitacles ?), filant à l’oblique dans une orbe rouge et blanche vers un nuages d’étoiles multicolores ou un simple astre immaculé… ces variations souvent subtiles, parfois importantes, enrichissent la présentation de la collection.

Il existe autant de fusées que de titres dans la collection, Brantonne les redessinant chaque fois avec l'illustration et la "titraille" de couverture. Vous noterez aussi les variations de l'écriture de la maison d'édition

Il existe autant de fusées que de titres dans la collection, Brantonne les redessinant chaque fois avec l’illustration et la « titraille » de couverture. Vous noterez aussi les variations de l’écriture de la maison d’édition.

Elle reprend en fait le spationef du premier volume de la collection, Le Météore, celui-lui là même qui envoie ces héros inventés par F. Richard-Bessière vers leur quête intersidérale.

 

Le Météore entraîne, tous feux allumés, ses passagers dans ce 1er numéro de la collection.

De nouveaux univers

Le Fleuve Noir n’a que deux ans d’existence lorsque François Richard crée au sein des éditions la collection Anticipation. Tout d’abord limitée à un unique titre par mois, la fréquence atteindra vers la fin de son existence cinq ouvrages. Les volumes, d’un format poche et de 188 pages, imprimés sur un papier de qualité moyenne, sont vendus à un prix modique. Il s’agit de toucher un large lectorat, accro à l’aventure, pas forcément exigeant sur la qualité ou l’originalité, cherchant l’évasion à peu de frais. En somme, ce que l’on appelle la « littérature de gare », destinée ici à des passagers terrestres avides d’étoiles, de confins et d’explorations plus ou moins scientifiques.

Le space-opera de Richard-Bessière (duo d’auteurs constitué de François Richard et Henri Bessière) par exemple, avec ses Conquérants de l’univers aux quatre épisodes remplit le cahier des charges.

Ici Brantonne reconnaît sa dette envers Ralph Andrew Smith, un éminent illustrateur de la British Interplanetary Society disparu en 1958.

Ici Brantonne reconnaît sa dette envers Ralph Andrew Smith, un éminent illustrateur de la British Interplanetary Society disparu en 1958.

Si des auteurs anglo-saxos figurent parmi les premières publications, dont Poul Anderson, Arthur C. Clarke, Ron Hubbard, Paul French (pseudo d’Isaac Asimov quand il écrit pour la jeunesse) Van Vogt… très vite la collection n’accueillera plus que des écrivains francophones. Certains d’entre eux franchissent alors la passerelle tendue entre littérature d’espionnage ou policière du « Fleuve » et SF ; ils vont  écrire au cours des ans plusieurs dizaines de titres, souvent sous pseudonyme. Les Jimmy Guieu (inlassable défenseur de la réalité extraterrestre des OVNIS), les G.J. Arnaud (connu pour sa colossale Compagnie des Glaces) y fourbiront leurs armes… imaginaires.

Le territoire de la science-fiction est vaste et Anticipation en explore les grands espaces : conquête galactique désuète de Jean-Gaston Vandel ou horreur contemporaine de Wyndham avec ses Triffides venus d’outre-espace, sombre évocation des dangers du pouvoir absolu chez Gilles d’Argyre, pseudo de Gérard Klein

Quelques auteurs se distinguent parmi cette profusion de récits souvent écrits à la chaîne : par exemple Kurt Steiner (pseudo d’André Ruellan) qui, après une carrière de médecin deviendra scénariste pour le grand écran ; ou  Stefan Wul, de son vrai nom Pierre Pairault. Comme d’autres écrivains du Fleuve, Wul exerce en marge de l’écriture un métier trop prenant pour lui permettre de créer plus d’une poignée d’ouvrages. Sa SF poétique et humaniste fera de lui un « classique » du genre et au-delà. Oms en série puis L’Orphelin de Perdide, figurants dans ce lot, seront adaptées au cinéma par René Laloux sous les titres La Planète sauvage (1973, avec Topor) et Les Maîtres du temps (1981, avec Moebius). Son œuvre possède une force d’une telle intemporalité que de jeunes auteurs continuent de les adapter de nos jours en BD, chez Ankama.

*Au final, deux mille et un titres plus un hors-série seront estampillés Anticipation.

 

Un illustrateur haut-en-couleurs

La série Anticipation n’aurait sans doute pas gagné son statut culte sans ses couvertures signées Bratonne. L’artiste est un tel personnage de roman qu’il aurait inspiré, à l’en croire, le Bérurier de Frédéric Dard, auteur phare du Fleuve.

Né au début du XXe siècle, René Brantonne part aux USA dans les années 20 travailler dans la publicité pour de grande agences et leurs clients prestigieux. Les plus grands studios hollywoodiens l’emploient. On lui devrait l’une des variations du sigle Esso, employée durant un demi-siècle par le pétrolier américain. Il revient vivre en France après-guerre et cet « anar de droite » autoproclamé signera des plaquettes pour le PC. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait la pige !

Bande dessinée, illustration, publicité, retouche, lettrage, affiches de cinéma… et même étiquettes de camembert… dessin au trait, gouache : il aura conjugué tous les modes d’expression pour faire bouillir la marmite, en mercenaire de l’image.

Mais c’est sûrement grâce au Fleuve Noir que sa longue carrière lui vaudra estime et reconnaissance. Il y réalise des centaines d’images – des « maquettes » dit-il, plutôt que des « œuvres ». À tel point que lorsque l’éditeur décide de se séparer de lui, à partir du numéro 274, les ventes déclinent.

Quand il est rappelé à la barre de la fusée Anticipation à partir du numéro 562, son style a évolué tout comme l’époque. D’aucun le qualifie alors de « froid ». Qu’importe, le touche-à-tout de génie convainc de nouveaux afficionados. Il enchantera les rêveurs d’imaginaire jusqu’au numéro 792. Il est l’un des tous premiers illustrateurs à employer l’aérographe en France.

Hélas pour les collectionneurs, les originaux de Brantonne ont pour la plupart disparus : les éditeurs les jetaient sitôt employés et lui-même ne faisait pas grand cas d’un travail qui était pourtant devenu une œuvre de valeur aux yeux de beaucoup.

La collection que nous vous proposons aujourd’hui, en un état de préservation remarquable, reste le meilleur moyen de retrouver l’art si singulier de Brantonne, mélange de naïveté scientifique, d’inquiétude, de couleurs acidulées, de poésie et d’épique.

 

 

Sources :

Anticipation – Alain Douilly – Rivière Blanche

Brantonne Illustrateur – Yves Frémion – Kesserling

En Parcourant Le Fleuve – Jean-Pierre Andrevon – in Anthologie Univers, repris sur le blog du Bélial.

https://blog.belial.fr/post/2017/02/24/En-parcourant-le-fleuve#_ftn1