Emile Durkheim – Les formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie

« La pensée vraiment et proprement humaine n’est pas une donnée primitive ; c’est un produit de l’histoire. »

 

S’il existe un sujet qui fait depuis toujours les gros titres de l’actualité, clivant et prompt à enflammer les passions au cœur des discussions les plus animées, c’est bien celui de la religion. Aujourd’hui nous ne vous proposons pas une relecture du monde à travers la question des croyances et de la foi, mais de nous intéresser à un ouvrage qui a essayé d’apporter une définition neutre et scientifique d’un domaine éminemment intime. Abordons directement le sujet en nous intéressant à un classique du genre, écrit par un homme considéré comme un des pères fondateurs de la sociologie moderne : Émile Durkheim.

 

 

L’exemplaire des Formes élémentaires de la vie religieuse que vous pouvez admirer sur la photo ci-dessus est paru en 1912,  édité par la librairie Félix Alcan. L’ouvrage que nous proposons est complet, avec sa reliure en demi-toile maroquinée et la carte dépliante en annexe. Outre quelques marques d’usage, la particularité de ce bel ouvrage réside dans sa rareté. Cette édition originale bénéficie d’un bon état général, d’un intérieur frais et d’un très bon état de conservation.

Né à Épinal en 1858, Émile Durkheim est le fruit d’une longue lignée de huit générations de rabbins, mais il refuse d’endosser l’héritage familial. Condisciple de Jean Jaurès à l’École normale supérieure, il consacre sa thèse, De la division du travail social en 1893, aux questions des rapports de force entre l’individu et la société, mettant en lumière l’intégration de l’individu au collectif dans ce qui constitue la cohésion sociale. Il milite pour la reconnaissance de la sociologie en tant que discipline autonome et indépendante des autres sciences sociales auxquelles elle s’entremêle étroitement, telles que la psychologie et la philosophie. C’est ainsi qu’il fonde le premier département de sociologie à l’université de Bordeaux en 1897, puis à Paris en 1902 : ses cours portent sur la famille, la société, la religion, le suicide (thème qui a fait l’objet d’un ouvrage en 1897), sujets étudiés à partir d’un regard entièrement sociologique. Il commence également à publier la revue L’Année sociologique à la fin des années 1890.

Les influences les plus importantes d’Émile Durkheim sont celles d’Auguste Comte (pour qui les sciences sociales devaient adopter la méthode alors appliquée aux sciences naturelles comme la biologie ou la chimie) et Herbert Spencer (qui a développé une philosophie évolutionniste en appliquant les théories de Darwin à l’étude de la société humaine). Ces deux sociologues se placent dans le courant positiviste qui a alors cours durant cette fin de XIXème siècle.

 

 

C’est en 1912, soit cinq ans avant son décès en 1917, que Durkheim publie ce qui sera un ouvrage majeur de la communauté scientifique du début du XXème siècle : Les formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie. Il y dresse l’étude ethnologique de plusieurs tribus aborigènes d’Australie et indiennes d’Amérique du Nord, sujets choisis selon un raccourci d’époque : ces communautés qu’il considère alors comme les plus « primitives » constituent ainsi des cas plus simples et par conséquent plus faciles à étudier, afin d’en préciser les « formes élémentaires » communes à toutes cultures par la comparaison de leurs rites et croyances. Il en tire une définition de la religion et identifie ce qu’il nomme « les moments d’effervescence collective » qui seraient à l’origine de toute religion.

 

« Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. »

 

Pour Durkheim, le sentiment religieux trouve sa puissance dans les forces sociales qui sont toujours à l’œuvre au sein d’une communauté. Les rituels propres à chaque religion expriment le sentiment d’appartenance à sa société, qui se concrétise durant les moments d’effervescence collective, lorsque les individus constituant la communauté se rassemblent dans une même intention et dans une même action. « Une fois les individus assemblés il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation ». Cette euphorie, que Durkheim nomme « mana », peut aujourd’hui être comparée au sentiment de fédération collective que peuvent créer les grandes manifestations sportives ou politiques. « La force religieuse n’est que le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, mais projeté hors des consciences qui l’éprouvent, et objectivé. Pour s’objectiver, il se fixe sur un objet qui devient ainsi sacré », telles que les reliques. Cette projection forme ainsi, pour Durkheim, la séparation fondamentale entre le profane et le sacré.

 

 » Un combat » (illustration dans C. Hodgkinson, Australia from Port Macquarie to Moreton Bay, 1855)

Au-delà des considérations entourant le mystère divin, pour le sociologue, l’expérience religieuse est véritablement fondée sur un fait physique. Tant que l’homme cherchera à se rassembler en groupe, il continuera à vénérer et à croire en quelque chose, d’où la conclusion suivante : la religion est une caractéristique de la condition humaine. Durkheim met ainsi en relief le lien absolu entre la communauté et sa culture. « Il ne peut y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. »

A travers ce prisme, c’est aussi la modernisation croissante (développement des villes, industrialisation, division du travail…) et « la mort des anciens dieux », soit le déclin de la religion en Occident, qui sont analysées dans l’ouvrage de Durkheim. Mis sur le même rapport, ces deux phénomènes sont au cœur d’une crise de moralité qu’ont également démontré d’autres auteurs, comme Nietzsche. Mais ce sont également le terreau d’une nouvelle religion, que Durkheim nomme le « culte de l’individu », et qui inscrit l’individualité comme objet sacré et trouve ses prémisses dans la Révolution française, que le sociologue analyse comme le premier cas d’effervescence collective pour cette religion.

Nous vivons encore aujourd’hui ces moments de réjouissance collective, dans un registre différent et si le sport possède également cette capacité de fédérer un public autour d’une même pensée comme dit plus haut, dans cet esprit, souhaitons bonne chance à l’équipe de France pour nous offrir la victoire de l’Euro ainsi qu’un beau moment de liesse nationale !