Clèves, La Fayette et Laurencin

La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette est un, si ce n’est le, classique parmi les classiques, tant de fois étudié, disséqué, analysé : proto-modèle du roman psychologique moderne, chef d’œuvre de la préciosité , roman historique héritier de la thématique de l’amour idéal impossible, dans la lignée de Tristan et Iseut, et à la fois, très contemporain du jansénisme ambiant de son époque… Cet ouvrage publié anonymement en 1678 et s’ouvrant par cette fameuse phrase: « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II », nous narre les amours de la cour d’Henri Second mais surtout celui entre l’héroïne éponyme et le duc de Nemours.

Il aura définitivement marqué l’histoire littéraire française ; encore fréquemment étudié dans l’enseignement secondaire, il se retrouve également au concours de grandes écoles, en 2022 à l’ENS d’Ulm et de Lyon par exemple.

Cependant cette aura de prestige, quasi-mythique, peut également nuire à la réception de l’œuvre et un petit quelque chose en plus ou un décalage peuvent être nécessaires pour revisiter le texte.

C’est ce que parvient à faire cette belle édition de 1947 éditée chez Robert Laffont et illustrée par 10 eaux-fortes de Marie Laurencin qui grâce à son impression en grand format sur vélin pur fil, nous permet de redécouvrir le bel ouvrage de l’autrice par le travail de l’illustratrice.

On peut voir dans cette rencontre entre les deux femmes à travers les âges un petit cadeau du destin, bien qu’assez différentes en apparences elles partagent peut-être plus qu’on ne pourrait le penser.

Toutes deux femmes artistes ayant fréquenté les milieux mondains et précurseurs de leur époque, elles semblent partager une certaine image du Beau, empreinte d’idéal et de langueur mélancolique. Cela est frappant sur plusieurs des illustrations de cette édition où les personnages, exclusivement féminins, paraissent à la fois magnifiés dans un aspect de pureté essentialiste de la forme et en même temps un peu prisonniers de celle-là, de cette idée qu’on se fait et qu’elles se font d’elle-mêmes. La pose, le regard, le crayonné du crayon de couleurs se confrontant à la ligne épurée des contours semblent nous parler d’un rapport ambiguë à la représentation de l’image féminine et à l’émotion sous-jacente qui ne parvient pas à s’exprimer autrement que par un rougissement des joues.

Et n’est-ce pas également une lecture possible du récit, Mademoiselle de Chartres, future Princesse de Clèves, n’est-elle pas elle même confrontée aux regards incessants de tous et toutes ? Scrutée, observée, c’est par ce regard, réel et de l’esprit, qu’elle se verra vivre sa passion pour le duc de Nemours qu’elle ne pourra jamais réellement acter, cloisonnée par sa loyauté et son honneur.

Il y a quelque chose d’assez beau dans cette rencontre aussi en ce que la vie de l’illustratrice semble être une forme de continuation complémentaire, presque en forme de réponse à l’intrigue du texte et de la vie de Mme de La Fayette.

Car si l’autrice due en son temps publié anonymement, Marie Laurencin elle, aura vécu sa vie de femme artiste pleinement. Côtoyant d’autres grands noms de son époque, compagne d’Apollinaire pendant 6 ans, amie de Max Jacob, Picasso ou encore Georges Braque à différentes périodes, elle aura aussi eu plusieurs amants, elle divorça également à l’entre-deux-guerres et eu une relation libre avec Nicole Groult (mère de Benoîte et Flora), une grande styliste française, qui bien que discrète n’était pas cachée.

La Muse inspirant le poète par le Douanier Rousseau en 1909, représentant le couple Laurencin-Apollinaire.

Son art quand à lui, souvent qualifiée de « nymphisme » aura eu plus de mal à faire l’unanimité en son temps, parfois moqué pour son aspect « mièvre » par des contemporains tel qu’Arthur Cravan, il peut cependant être aujourd’hui considéré comme un dépassement du cubisme et du fauvisme et sut trouver son public, au Japon notamment.

Ainsi si La Princesse de Clèves a bénéficié d’autres éditions illustrées, notamment par Edme Bovinet, Sergueï Solomko, Etienne Drian, André Édouard Marty ou encore plus récemment par le célèbre couturier Christian Lacroix en 2018 chez Gallimard ; rares sont celles qui atteignent ce degré de connivence entre les deux artistes et ce niveau de rapport méta-textuel.

Alors quoi de mieux que ce précieux livre pour pleinement apprécier et (re)découvrir ce chef-d’œuvre de la préciosité ?