19 Déc 2017
Éditions Néo : quand le Fantastique se fait classieux
De 1979 à 1990, les défuntes Éditions Néo (Nouvelles Éditions Oswald) ont occupé une place, sinon éminente, du moins remarquable et en tout cas entièrement à part, dans le domaine de l’édition française. Sans exagération aucune, l’on peut dire que les Éditions Néo ont, en leur temps, fait figure de projet pionnier et avant-gardiste en matière de littérature fantastique.
Car contrairement aux États-Unis, où, dans les années 70-80, les publications « de genre » comptaient une centaine de nouveaux titres chaque mois (Patrice Duvic en sera lui-même abasourdi lors d’un voyage outre-atlantique au début des eightees), la France faisait à cette époque figure de « mauvaise élève », se contentant de sortir péniblement quelques dizaines d’ouvrages par an.
A l’heure même où Lovecraft était traduit derrière le Rideau de Fer (dans la Hongrie de János Kádár) et où la science-fiction soviétique, se jouant de l’implacable censure du Kremlin, déployait ses fastes chromatiques jusque dans le monde libre, la France, désespérément fidèle à son austère esprit cartésien, demeurait à tout le moins frileuse, pour ne pas dire récalcitrante, vis-à-vis de la littérature fantastique.
Certes, quelques dizaines de titres (pas forcément les meilleurs) furent présentés, dans la France « libéralisée » de Giscard, par la Librairie des Champs-Élysées (collection « Le Masque Fantastique ») et par la Bibliothèque Marabout aux Éditions Stock. Les Éditions Denoël, dans leur collection « Présence du Futur », avaient elle aussi – il est vrai – présenté quelques maîtres du genre, Ray Bradbury en tête, mais sans faire preuve de beaucoup d’audace éditoriale. Pour ne pas effrayer la bonne bourgeoisie bien-pensante, déjà passablement défrisée par Mai-68 , mieux valait s’en tenir rigoureusement aux auteurs « sages », quitte à laisser dans l’ombre une pléthore de talents subversifs…
Portées par le tandem Hélène Oswald et Pierre-Jean Oswald, les Éditions Néo arrivèrent avec fracas sur le devant de la scène littéraire fantastique en 1979. Les lecteurs de l’époque se souviennent encore des couvertures mythiques de Jean-Michel Nicollet, glauques et effrayantes à souhait, qui tranchaient radicalement avec les timides illustrations de Tibor Csernus au « Masque Fantastique ».
En choisissant d’emblée de donner la voix à des auteurs inconnus du public francophone, les Éditions Néo ont initié l’élan d’un intense mouvement d’engouement pour le roman fantastique, qui culminera avec l’excellente collection « Pocket Terreur », dirigée de 1989 à 2003 par le regretté Patrice Duvic, et par la collection « J’ai Lu épouvante », de moindre qualité (passons sur la très médiocre collection « Gore » au Fleuve Noir, d’une vulgarité inouïe et d’une indigence affligeante).
Bien plus, en prenant le pari risqué de présenter des auteurs phares méconnus du public français, les Éditions Néo conférèrent rapidement leurs lettres de noblesse à la littérature fantastique, grâce à un travail éditorial d’une qualité rare et par un soin méticuleux apporté à la fabrication du livre, à tel point que lecteur pouvait avoir l’impression d’acheter un objet de luxe à bas prix. Acquérir un Jean Ray (déjà édité auparavant) en format Néo, c’était presque comme acheter du Zola en Pléiade, toutes proportions gardées.
Avec leur emblématique collection « Fantastique/SF/Aventure », Hélène et Pierre-Jean Oswald misèrent d’emblée sur Robert E. Howard, le père de « Conan le Barbare », proposant au public des œuvres de première classe tels que « Le Pacte Noir » et « Kull, le Roi Barbare », qui offraient un dépaysement radical dans les terres sombres de la Dark Fantasy. Mais la véritable révélation allait venir avec l’édition complète des œuvres de Clark Ashton Smith, dont Lovecraft lui-même chanta les louanges. Parmi les amateurs chevronnés de littérature fantastique, nul n’a oublié « La Gorgone », « L’Île Inconnue » ou encore « L’Empire des Nécromants », récit stupéfiant qui osait aborder de manière frontale le thème sulfureux de la nécrophilie (alors que l’auteure française Gabrielle Wittkop, en publiant « Le Nécrophile » chez Régine Deforges en 1972, s’était immédiatement attirée les foudres de la censure gaulliste – à tel point que son livre fut interdit par Pompidou en personne, avant de rester invisible pendant vingt-six ans, jusqu’à sa réédition aux Éditions La Musardine en 1998).
Graham Masterton, un autre auteur percutant dont les œuvres célèbrent sans fard les noces d’Éros et de Thanatos, eut également droit à tous les honneurs (mérités) de la part des Éditions Néo : grâce au formidable travail du traducteur François Truchaud, le public français put découvrir des œuvres choc d’une éclatante qualité littéraire, telles que « Rituel de Chair », « Le Démon des Morts », « Le Jour J du Jugement », « Le Portrait du Mal » (lauréat du Prix Julia-Verlanger 1988) ou encore « Le Miroir de Satan », somptueuse variation sanglante sur le thème d’ « Alice de l’autre côté du miroir » de Lewis Carroll (réédité dans la collection « Pocket Terreur » dès 1991, l’ouvrage s’est au fil du temps vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans l’Hexagone).
Signalons encore William Hope Hodgson, auteur brillant et raffiné (un précurseur injustement oublié de Lovecraft), qui fut remis à l’honneur grâce au flair imparable du couple Oswald, prompt à dénicher les chef-d’œuvres cachés ou invisibles. Dès le début des années 80, le public français put frissonner avec des titres évocateurs comme « La Chose dans les Algues », « L’Horreur Tropicale » et « Les Pirates Fantômes », aujourd’hui fort recherchés et vendus à prix d’or sur les sites de vente en ligne…
Loin de se limiter au fantastique, les Éditions Néo, à travers diverses collections hétéroclites, publièrent pendant dix ans de nombreux romans policiers (notamment les œuvres de Robert Bloch, maître incontesté du suspense – « Psychose », « Le Train pour l’Enfer », « Les Yeux de la Momie », « Retour à Arkham », etc.), ainsi que des récits d’aventure et de science-fiction, établissant en quelques années un impérissable patrimoine littéraire. Qu’Hélène Oswald et son défunt mari en soient remerciés : sans leurs admirables efforts, un pan entier de la littérature serait demeuré totalement méconnu du grand public, ce qui eût été fort dommage.
Après une cessation d’activité en 1990, suite à l’apparition d’une concurrence effrénée (« Pocket Terreur » et « J’ai Lu épouvante » notamment), Hélène et Pierre-Jean Oswald poursuivirent ensuite leurs travaux au sein des Éditions Les Belles Lettres, qui hébergèrent la collection « Le Grand Cabinet noir » de 1998 à 2000 (jusqu’au décès de Pierre-Jean Oswald) – laquelle accueillit d’anciens livres parus chez Néo, mais aussi des inédits de l’anglais Colin Wilson, l’expert incontesté de l’occultisme et de l’ésotérisme.
Actuellement, la Librairie Abraxas-Libris propose à Bécherel un panel variable d’ouvrages parus aux Éditions Néo ainsi qu’au « Grand Cabinet noir », permettant ainsi aux lecteurs de découvrir ou de redécouvrir les chefs-d’œuvres oubliés de la littérature « de genre ».
6 Mai 2018
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Paul Féval : Le « Jean Ray breton »
La comparaison pourrait surprendre, et pourtant, il existe de nombreuses similitudes entre le mathurin de Gand et le monarchiste de Rennes : même prédilection appuyée pour les romans-feuilletons, même talent à produire des récits fantastiques singuliers et, hélas, mêmes opinions politiques douteuses, aux franges de la droite extrême royaliste. Il est vrai que le plus grand des auteurs fantastiques de ces cent dernières années, H.P Lovecraft (de l’avis d’une majorité de critiques et de lecteurs), ne brillait pas, lui non plus, par son progressisme et sa largeur d’esprit, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une plume sublime.
Autant en dira-t-on de Jean Ray et de Paul Féval ! Mais, de manière saisissante, c’est précisément leur hargne réactionnaire qui insuffla une intéressante vigueur à leurs publications, en les colorant d’un ton original, à défaut d’être avenant. Fort heureusement, s’agissant du domaine fantastique, ce trait déplaisant ne transparait guère – ou bien est replacé dans le contexte de l’époque (à l’instar des écrits de Lovecraft).
L’on appréciera la virtuosité d’écriture de Paul Féval par cet extrait, qui justifie pleinement sa filiation avec Jean Ray (lequel, par un curieux hasard, est né exactement la même année que celle du décès de Mr. Féval) :
« Auprès de l’église était un cimetière dont les tombes étaient toutes blanches. Il y en avait deux qui semblaient jumelles. De chacune de ces tombes […] un bras sortait, sculpté en une matière plus blanche que le marbre. Les deux bras allaient l’un vers l’autre et se donnaient une poignée de main. Elle ne savait pas bien, dans son rêve, pourquoi la vue de ces deux sépultures la faisait frissonner et pleurer amèrement. Elle voulait lire les inscriptions gravées sur les tables de marbre, mais c’était chose impossible. Les caractères se mêlaient ou fuyaient devant son regard. […] La nuit se fit, à laquelle succéda une lueur phosphorescente qui rendit livides autour de l’amphithéâtre tous les visages des spectateurs. La foudre éclata dans le lointain, et l’on entendit le vent qui gémissait de toute part. La musique grinça. Une énorme araignée, qui avait le corps d’un homme et des ailes de chauve-souris, se mit à descendre le long d’un fil qui partait des frises et s’allongeait sous son poids. »
Paul Féval, La Ville-Vampire
Assurément l’on nage ici en plein roman gothique, à mi-chemin entre les contes de Karen Blixen et les œuvres de Bram Stoker et de Sheridan Le Fanu. Les similitudes avec la prose de Jean Ray sont également évidentes, notamment celle que l’on peut lire dans les « Contes du Whisky » et le « Livre des Fantômes ». Bien que Paul Féval soit principalement connu pour ses textes dit « classiques » comme « Le Bossu », il mérite néanmoins une place de choix au panthéon des auteurs fantastiques français, entre Théophile Gautier et Maupassant (qui privilégiait certes les romans réalistes, mais restera à jamais le père du « Horla »). Sa « trilogie des vampires », composée de 1) « La Vampire » (1856), 2) « Le Chevalier Ténèbre » (1860) et 3) «La Ville-Vampire » (1867), a tout pour être culte et fait partie en tout cas des textes fondateurs de la littérature d’épouvante. Il est donc intéressant, à plus d’un titre, de découvrir cette facette aussi troublante que méconnue de Paul Féval.
La librairie Abraxas-Libris propose à la vente un large choix d’œuvres de Paul Féval, notamment « La Ville-Vampire », qui demeure sans doute le chef-d’œuvre de son auteur. A consommer sans modération !