15 Sep 2017
« Paris de Nuit » immortalisée par Brassaï et Morand (1933)
Tournons-nous cette semaine vers les lumières de la ville, et quelle ville: Paris ! Un Paris des années 1930, photographié par Brassaï et raconté par Paul Morand. Une belle mosaïque de ses habitants -du clochard à la danseuse de cabaret en passant par l’aristocrate et le couple amoureux- et lieux emblématiques pour obtenir au final un portrait esthétique et émouvant. Le tout souligné par le noir profond et mystérieux de l’héliogravure. Êtes-vous prêts pour découvrir un « Paris de Nuit » empreint de nostalgie?
Brassaï, photographe et touche-à-tout venu de l’Est
Né en Hongrie en 1899, Brassaï -de son vrai nom Gyula Halasz- choisit son pseudonyme en hommage à sa ville natale -Brasso-. En 1903, sa famille rejoint pour un an le père à Paris, alors professeur de littérature à la Sorbonne et amoureux éperdu de la capitale. Par la suite, Brassaï étudie les Beaux-Arts à Budapest, avant d’être enrôlé dans la cavalerie austro-hongroise pendant la Première Guerre Mondiale. Une fois son service terminé, il prend la plume et devient journaliste à Berlin, tout en y poursuivant des cours artistiques et devient ami avec Kandinsky. En 1924, il retourne vivre à Paris et apprend la langue française en lisant Proust. Il vit alors à Montparnasse et ne tarde pas à se lier avec Jacques Prévert, Henry Miller, Jean Genet ou Picasso, qu’il photographiera plus tard.
« Je n’ai plus peint pendant cinq à six ans, car la vie était trop passionnante et je l’ai vécue pleinement et ardemment.«
Recoiffant sa casquette de journaliste, il s’arme désormais d’un appareil photo et tombe en amour avec ce médium. Il publie son premier recueil (Paris de nuit) en 1932, qui rencontre un large succès commercial. Brassaï ne sera pas professeur de dessin comme il l’avait prévu mais photographe, influencé par André Kertész, mais aussi Georges de la Tour. Le clair-obscur est en effet omniprésent dans son oeuvre.
Surnommé par Henry Miller « l’Oeil de Paris », Brassaï fera également des clichés de mode (pour Christian Dior), mais aussi de graffiti bien avant que ce support soit considéré comme un art (couverture de Paroles, Jacques Prévert). Brassaï s’essaya par ailleurs à d’autres arts, tels que le cinéma (« Tant qu’il y aura des bêtes ») ou la littérature. Il est d’ailleurs nommé chevalier des Arts et des Lettres en 1974 puis de la Légion d’honneur deux ans plus tard.
Paul Morand, l’ambassadeur écrivain
Né en 1888 à Paris, Paul Morand est le fils d’un peintre haut-fonctionnaire et le neveu du directeur du cabinet du Président de la République. Le jeune Morand baigne donc dans les milieux de l’art parisien et de la haute-fonction publique. Nommé, à 24 ans, attaché de l’Ambassade de France à Londres puis dans toute l’Europe, il commence à mener une vie mondaine, qui le conduit à rencontrer Cocteau et Proust. Inspiré par ce dernier il s’essaie à la poésie. A 29 ans, il publie sa première nouvelle au Mercure de France. Romans, essais, nouvelles, chroniques et même portraits de villes (d’où sa collaboration avec Brassaï sur « Paris, de nuit »), il ne s’arrêtera plus d’écrire tout en poursuivant sa carrière d’ambassadeur.
Progressivement, il devient un auteur à la mode apprécié à la fois du grand public et des critiques. Il participe au bouillonnement culturel de l’entre-deux-guerres, se liant par exemple au peintre Pascin. Mais Morand va faire le mauvais choix politique en s’associant au gouvernement de Vichy : il devient en 1943 ambassadeur à Bucarest. La guerre terminée, il doit démissionner et s’exiler à Montreux, puis à Vevey (Suisse). Le temps aidant, son rôle en tant que collaborateur durant la guerre sera oublié et il sera élu à l’Académie française en 1968.
L’héliogravure et son rendu unique
Ce procédé d’impression découle directement de l’héliographie -invention révolutionnaire du français Nicéphore Niépce, ancêtre de la photographie. Il existe plusieurs types d’héliogravure, tel que la rotogravure utilisée aujourd’hui dans l’industrie graphique quand de très longs tirages sont demandés (à plusieurs millions d’exemplaires). En ce qui concerne « Paris, de nuit », il s’agit d’un procédé artisanal plus qualitatif, dont la singularité le destine aux tirages photographiques d’art.
Il s’agit d’un procédé d’impression en creux, à l’instar de la gravure au burin ou en taille-douce, et non en relief (gravure sur bois ou typographie) ou à plat (lithographie ou offset). La photographie est utilisée sous forme d’une diapositive additionnée d’une couche de gélatine photosensible. Elle est ensuite tramée et appliquée sur une plaque de cuivre. L’ensemble est alors insolé puis soumis à la morsure d’un acide permettant de graver les parties sombres profondément et les parties claires de façon plus légère. La plaque est maintenant prête à recevoir l’encre et le papier. Une fois sous presse cylindrique, l’encre se dépose sur le papier « donnant des gris plus ou moins denses selon l’épaisseur de l’encre déposée ». La trame reste invisible et l’on obtient ainsi des noirs très profonds là où la couche d’encre est épaisse, alors qu’elle est très fine dans les parties claires. Voilà pourquoi le rendu des clichés de Brassaï obtenu sur héliogravure est aussi intense et unique!
Afin de visualiser plus facilement ce procédé, vous pouvez visionner cette vidéo sur le sujet!
31 Oct 2021
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Album de photos chinois
Henri Meyer, Le Petit journal, 16 janvier 1898
A l’approche d’Halloween, il y a d’emblée certains sujets d’ouvrages qui viennent immédiatement à l’esprit : les meurtres, les fantômes, les vampires, la mort… Autant d’idées de lecture qui contribuent à l’instauration d’une certaine ambiance qui accompagne merveilleusement bien la période hésitante et grisonnante de la fin d’octobre pour les frimas de novembre. Mais comme vous le savez, à Abraxas, nous aimons bien l’histoire. Et il est tout à fait possible de vous parler aujourd’hui d’une période de l’histoire de la Chine sans venir dépareiller la nuit du 31 octobre de ses traditionnels frissons et ribambelles de monstres et autres tueurs en série qui sortent des placards la nuit venue.
L’ouvrage que nous vous présentons aujourd’hui est exceptionnel d’un point de vue bibliophilique mais aussi historique. Il s’agit d’un album photographique anonyme, non daté et non paginé. De format oblong, les plats sont en bois laqué. Le premier plat peint est orné d’un dragon en ivoire et en nacre, de belle réalisation mais malheureusement abîmé, et d’une signature peinte, peut-être celle de l’artiste. Les prises de vue montrent des images de la Chine lors des dernières années de l’Empire, vraisemblablement réalisées vers 1909/1910, et probablement par un soldat ou un missionnaire Français : les légendes manuscrites des photographies sont écrites en français. Celles-ci montrent autant de paysages que de portraits : s’y côtoient autant la cour impériale et les visages d’acteurs que des images du Palais d’Eté ou de la Grande Muraille. Essentiellement en noir et blanc, certains détails ont été colorés lors du développement. Les portraits d’actrices pékinoises ou des habitantes des différentes régions de l’Empire de Chine, portant leurs habits traditionnels, précèdent ceux des missionnaires des légations européennes. Les sept dernières pages montrent des photographies dont le sujet est moins propice au tourisme ; en effet, l’auteur anonyme a été témoin de deux scènes d’exécution lors de son séjour en Chine qu’il a immortalisées avec sa pellicule : celle d’anarchistes mandchous le 23 février 1910 et de Boxers à Pékin en septembre 1909.
Le terme de Boxer, mentionné par l’auteur à l’attention de son lecteur, tel un avertissement pour le prévenir du caractère hautement sensible des pages suivantes, ce terme fait allusion à un événement bien précis de l’histoire de Chine. L’auteur indique avoir pris les photographies de l’exécution de ces inconnus à Pékin en 1909 ; l’utilisation de ce terme semble anachronique, car ce qui est nommé la Révolte des Boxers en Occident s’est déroulé près d’une dizaine d’années auparavant.
Cet événement historique s’est déroulé sur deux ans, entre 1899 et 1901, et s’ancre dans une période charnière pour la Chine. L’humiliation du pays sur la scène internationale, alors gouverné par la dynastie mandchoue Qing, s’explique par plusieurs facteurs : la défaite face au Royaume-Uni lors des guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860), puis face au Japon lors de la première guerre sino-japonaise en 1894-1895 pour le contrôle de la Corée, un conflit qui amoindrit considérablement la mainmise chinoise en Asie de l’Est face à un Japon considéré jusqu’alors comme une puissance mineure.
Ces différentes défaites entraînent une crise économique importante, exacerbant les tensions qui déchirent la société chinoise et le développement d’une pensée conservatrice, nourrie par la perte de prestige du pouvoir impérial. En effet, au XIXème siècle, les puissances occidentales colonisatrices (l’Angleterre, la France, la Russie, les Etats-Unis…), à la suite des défaites successives, imposent une série de « traités inégaux » aux pays de la région. Ces accords contraignent la Chine à ouvrir son marché à l’influence étrangère : cession d’enclaves pour la création de comptoirs coloniaux, activisme des missionnaires chrétiens, développement du commerce de l’opium…
Cette position de soumission fait prendre conscience aux élites chinoises du retard de développement du pays face aux puissances coloniales, notamment en qui concerne l’armée. La nécessité d’une politique de modernisation émerge et entraîne des divisions au sein des cercles intellectuels face à l’aristocratie conservatrice qui réagit de conserve : entre une mouvance anarchiste qui rejette le pouvoir impérial de la dynastie Qing, installée depuis 1644, et un courant libéral prônant l’association avec la monarchie pour lancer le programme de modernisation. L’empereur Guangxu (光緒帝) lance la Réforme des Cent jours, qui prévoit notamment le passage à une monarchie constitutionnelle, la modernisation de l’examen impérial pour devenir fonctionnaire, un nouveau système éducatif basé sur les sciences et non plus le confucianisme et l’industrialisation de la Chine. Cependant, cette réforme provoque des réactions hostiles de la part de l’aristocratie ultra-conservatrice qui se range derrière l’impératrice douairière Cixi (慈禧) et mène au coup d’Etat de 1898.
Portrait de l’empereur
C’est dans ce contexte politique troublé qu’apparaît la société secrète « Les Poings de la justice et de la concorde » (Yìhéquán 義和拳), dont les membres sont appelés Boxers par la presse occidentale en raison de la pratique du kung-fu par ses membres, la « boxe chinoise ». Créé au début des années 1890, le mouvement des Boxers est essentiellement issu des classes populaires et rurales de la société chinoise : ouvriers, artisans, bateliers… Dans un premier temps réfractaire à la dynastie impériale, les actions xénophobes du mouvement démontrent une hostilité radicale contre la présence occidentale dans le pays, les missionnaires chrétiens et les passe-droits qu’ils s’octroyaient en raison de la suprématie coloniale : destruction de voies ferrées et de lignes télégraphiques, mises à sac des églises, assassinats de religieux et de convertis… Ce sont les meurtres de deux missionnaires allemands, dans la province du Shandong en 1897, qui sont à l’origine d’un mouvement de masse qui comptera de cinquante à cent mille membres à son apogée. Les Boxers s’accrochent avec les troupes chinoises et divisent la cour impériale.
Portrait de l’impératrice douairière Cixi
Mais en 1900, un édit de l’impératrice Cixi, au pouvoir depuis le coup d’Etat, reconnaît les sociétés secrètes. A partir du mois de mai de cette même année, les Boxers patrouillent en milices à Pékin. Le groupe des révoltés est désormais soutenu par le pouvoir impérial qui joue sur la frustration et la xénophobie ambiantes pour redorer son prestige, un soutien qui modifie le slogan officiel des Boxers en « Soutenons les Qing, détruisons les étrangers ». Les tensions s’accroissent dans la capitale : environ 450 soldats occidentaux y pénètrent pour protéger les délégations étrangères. Plusieurs événements émaillent la chronologie des semaines suivantes et vont mettre le feu aux poudres : assassinat du ministre japonais Sugiyama Akira le 10 juin, attaque conjointe des légations européennes par les troupes impériales chinoises et les Boxers le 17 juin, assassinat du baron allemand von Ketteler le 20 juin. C’est à partir de cette date que le siège des légations, ou les 55 jours du siège de Pékin, commence.
L’information concernant ce qui se passe entre les murs de Pékin étant restreinte, la situation donne lieu à de multiples légendes : c’est ainsi qu’à Londres, croyant que tous les assiégés avaient été massacrés, on projette de faire célébrer un service à leur mémoire à la cathédrale Saint-Paul. Un corps expéditionnaire (environ 2000 hommes), sous le commandement du vice-amiral britannique Lord Seymour, se fait refouler par une forte opposition et résiste à Tien-Tsin sans urgence, un rapport ayant déclaré que la colonie britannique avait été massacrée. Le démenti arrivé, les troupes de l’alliance des 8 nations (Japon, Allemagne, Autriche–Hongrie, Etats-Unis, France, Italie, Royaume-Uni, Russie) se mettent en marche le 4 ou 5 août, une armée de 20 000 hommes sous le commandement du général britannique Sir Alfred Gaselee, qui prend le contrôle de Pékin le 14 août et libère ainsi les légations européennes.
Des deux côtés, ce conflit historique se caractérise par une violence inouïe. 300 missionnaires et près de 30 000 Chinois convertis au christianisme trouvent la mort ; les corps sont mutilés, empalés, décapités et les têtes disposées en pyramides, souillent les eaux potables, se décomposent dans les fossés. Les représailles par les Occidentaux sont terribles : des milliers de Chinois accusés d’être Boxers exécutés, pillage des palais… Les soldats se font photographier sur le trône impérial. L’empereur allemand Guillaume II ordonne une politique de répression extrêmement violente dans la Chine rurale, dans le but de tuer dans l’œuf toute autre révolte. Défaites, les troupes impériales chinoises sont contraintes de participer au démantèlement du mouvement des Boxers. Le conflit prend fin avec le traité de Xinchou le 7 septembre 1901.
L’Empire de Chine sort du conflit humilié et placé sous tutelle étrangère : les postes passent sous contrôle français, les douanes sous contrôle britannique. L’impératrice Cixi, qui avait fui la capitale pour se réfugier, doit accepter plusieurs réformes : abandon du confucianisme par le système éducatif pour l’étude des mathématiques, de la science et de la géographie, suppression de l’examen impérial pour l’entrée dans la fonction publique, mise en place des Assemblées provinciales en 1909…Les puissances occidentales profitent du conflit pour affermir plus encore leur présence en Chine, qui semble bel et bien devenir un énième territoire colonial. Les légations européennes obligent le pouvoir impérial à d’importantes concessions commerciales et un droit de stationnement pour les militaires. La Russie étend son influence sur la région de la Mandchourie, qui mènera à la guerre contre le Japon (1904-1905).
C’est ainsi que l’on peut supposer que l’auteur des photographies de cet album (qui constitue un témoignage précieux des dernières années de l’Empire de Chine !) était un soldat français stationné à Pékin. Les scènes d’exécution qu’il a enregistrées avec son appareil (qu’il décrit comme celles de Boxers et d’anarchistes mandchous) peuvent être celles de personnes gagnées par les idées révolutionnaires qui éclateront deux ans plus tard. Ces différentes prises de vue, réalisées en 1909 et 1910, illustrent une période charnière pour le Chine. Tous ces facteurs politiques et sociaux contribuent à ouvrir la voie à la révolution communiste qui prendra effet dix ans plus tard, avec le soulèvement de Wuchang en 1911 qui entraînera la chute de la dynastie Qing et la proclamation de la République de Chine.