Mort de françis lacassin

Pierre Assouline sur son blog rend hommage à Francis Lacassin :

A Francis Lacassin,

Plutôt rare, une épître dédicatoire en tête d’un billet sur un blog. Mais apprenant sa mort à 76 ans au moment même où je m’apprêtais à en publier un sur les voyages de Simenon, je ne pouvais faire moins que le lui dédier. Il eût été ingrat et indigne de ne pas le faire alors que je suis de ceux, nombreux, qui lui doivent quelque chose. Un club plus large qu’on ne le croit puisque cet editor (au sens américain du terme) à l’inépuisable curiosité nous a fait découvrir des reportages d’Albert Londres et de Georges Simenon, des romans de Maurice Leblanc et de Léo Malet, de Jack London et de Lovecraft, de Stevenson et de Dumas, d’Eugène Sue et de Gustave Le Rouge, en les exhumant du profond purgatoire où lui seul avait eu l’idée d’aller les chercher pour les porter à Christian Bourgois qui les publia en poche chez 10/18 ou à Guy Schoeller qui en fit autant dans sa collection Bouquins chez Laffont. Francis Lacassin était peu connu du public mais ce passeur était un maillon indispensable de la connaissance car sans lui, nombre de ces textes nous seraient demeurés inconnus. Il nous les a révélés en ce qu’il les a mis à notre portée, sous nos yeux. Il y avait du détective dans cet infatigable fouineur au long cours. Les bédéphiles, eux, savaient ce qu’ils devaient à cet expert qui fut le premier titulaire de la première chaire de BD à Paris-I (on lui reconnaît la paternité de l’expression “9ème art”), et les cinéphiles à ce spécialiste du muet, notamment de Louis Feuillade. Il l’avait pas honte d’avouer qu’il considérait le roman populaire, le roman policier, le roman d’aventures comme de la “Littérature” quand tant d’autres les méprisaient encore, les rangeant dans le sous-genre de la paralittérature. Outre ses éditions critiques et ses nombreuses préfaces, il est également l’auteur de plusieurs essais, notamment chez 10/18 d’un Tarzan, le Chevalier crispé qui contient une ébauche de dictionnaire français-grand-singe/ grand-singe-français établi à partir du lexique utilisé par Edgar Rice Burroughs dans ses romans ! Son aventure éditoriale est contée par le menu dans Sur les chemins qui marchent (éditions du Rocher), ses mémoires dans lesquels on retrouve sa faconde, sa culture, son érudition et où l’on entend encore rouler son accent du Gard.

Par pitié, ne faites surtout pas de Simenon un écrivain-voyageur ! Il doit déjà se traîner depuis des décennies la fausse réputation d’auteur de romans policiers alors que les enquêtes de Maigret ne représentent qu’un tiers de son œuvre ; s’il doit en plus incarner la version wallonne du travel writer, le malentendu sera complet. La postérité serait ainsi d’autant plus injuste avec Georges Simenon qu’il n’a pas attendu labels et festivals pour être un écrivain qui voyageait. Beaucoup même. Mais jamais avec des collègues de bureau. Depuis qu’il a quitté son quartier natal d’Outremeuse à Liège vers l’âge de 20 ans, tout juste « achevé d’imprimer », il n’a pas cessé de bouger. Né sous le signe de l’excès, il ne tenait pas en place. Il allait là où sa curiosité le portait, à la campagne plutôt qu’à la ville, loin des salons. On connaît le genre de la collection « Voyager avec… » patronnée par l’éditeur Maurice Nadeau pour Louis Vuitton –une forme de mécénat intelligent. Elle a déjà fait ses preuves avec Cendrars, Magris, Conrad, Rilke, Jünger et autres bourlingueurs. En publiant Les obsesssions du voyageur (312 pages, 26 euros, La Quinzaine littéraire/ Louis Vuitton), l’universitaire Benoît Denis, l’un des éditeurs des Oeuvres de Simenon dans La Pléiade, a procédé à un montage habile de reportages, de bouts de romans, de commentaires, de transitions. On peut regretter que cette anthologie soit ainsi saucissonnée mais c’est la règle de la collection. Des extraits donc pour donner goût à sa manière à lui d’aller voir ailleurs. Ce sont ses articles au long cours des années 30, que l’on peut retrouver dans leur intégralité en 10/18 ou chez Omnibus. Le voici avec sa femme, sa cuisinière et son chien en péniche le long des canaux à travers la France, sur un petit bateau en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne, à bord d’un voilier tout autour de la Méditerranée, sans goélette du côté de New York et des îles Galapagos, à travers toute l’Amérique en automobile familiale, puis par tous moyens motorisés vers de plus lointains rivages. En Afrique noire, il est des rares, avec Albert Londres et André Gide, à dénoncer non le colonialisme mais ses abus (« L’Afrique vous parle. Oui, elle vous dit merde ! Et c’est bien fait ! »). A nouveau la vieille Europe. On le croit au Caucase, il est à Tahiti ; on le dit en Australie quand d’autres le signalent au canal de Suez. Il y était pourtant, et jamais en se pressant comme le font ces grands reporters qui rédigent déjà leur article dans l’avion. Celui de l’aller. Il prend son temps, preuve qu’il demeure romancier et ne cède qu’à sa façon à ce que le préfacier appelle curieusement du « reportérisme », belgicisme inconnu au marbre comme au zinc du côté de chez nous.Comme tout florilège, celui-ci est d’un intérêt et d’une qualité inégaux. C’est quelques fois très bon, le plus souvent moyen. Comme ses photos. Mais textes et images prennent valeur de témoignage. Il y était, dans ce ghetto polonais et dans ce bar de Paapete, sur les docks de Gênes et dans les plaines glacées de Lituanie. Il faut les prendre comme des notes à leurs dates. Les simenophiles y décèleront sans peine les éléments invisibles du work in progress du romancier du Coup de lune et de Touriste de bananes, des Clients d’Avrenos, du Bourgmestre de Furnes, du Passager de la Polarlys, des Gens d’en face… Parfois tropicaux, jamais exotiques. Ici comme là-bas, il s’est contenté d’être lui-même sous toutes les latitudes, s’imprégnant en s’imbibant pour mieux régurgiter trois ans plus tard sur le papier odeurs, couleurs, émotions, choses vues. Quand il ne voyageait pas, il déménageait. Trente et une fois d’un pays l’autre, parfois d’un continent l’autre. Cela ne lui inspira aucune théorie sur la littérature-monde. Juste le sentiment de sa profonde et durable instabilité. N’allez pas en déduire pour autant que Georges Simenon était un écrivain-déménageur. Rien qu’un romancier, parce que bon qu’à ça, mais l’un des plus grands.

Le blog de Pierre Assouline