22 Mai 2022
Warnod
André Warnod est un écrivain, dessinateur et critique d’art né à Giromagny le 24 avril 1885 et décédé à Paris le 10 octobre 1960. Il est le père de la journaliste Jeanine Warnod. Témoin et acteur de l’effervescence artistique que connurent les quartiers de Montmartre et Montparnasse au début du XXème siècle, Warnod est le premier à lancer l’appellation « École de Paris » dans un article de la revue Comoedia publié le 27 janvier 1925. Il reprit cette invention dans l’introduction de son livre Les berceaux de la jeune peinture paru en octobre de la même année.
Il s’agit de l’ouvrage que nous vous présentons aujourd’hui et que vous pouvez découvrir sur la photo ci-dessus. L’exemplaire broché en notre possession fait partie du tirage original de 1925, la première édition n’ayant pas connu de tirage sur grand papier. Outre le bon état général, notre exemplaire présente la particularité d’être accompagné d’une lettre tapuscrite d’André Warnod, signée à l’encre, et adressée à René Vanhoutte concernant l’achat de toiles. L’ouvrage revient sur l’émulation artistique qui a animé les quartiers de Montmartre et Montparnasse au début du XXème siècle et qui a donné naissance à la fameuse expression de Warnod.
Dépassant la limite temporelle des décennies 1910-1930, l’appellation « École de Paris » peut être étirée jusqu’aux années 1960. Elle pose cependant problème lorsqu’elle est employée pour désigner un groupe d’artistes spécifique. L’autrice Lydia Harambourg, dans son Dictionnaire des peintres de l’École de Paris paru en 1993, avance l’argument, par l’utilisation de ce terme, de l’homogénéisation des différentes périodes de développement de l’art moderne amorcées par les artistes vivant à Paris au cours de ces dites périodes.
« Le terme École de Paris sera gardé, parce qu’aucun autre ne peut mieux désigner, en ces années d’après-guerre, la suprématie de la capitale en matière d’art ».
On peut ainsi distinguer trois grandes périodes de maturation de ce qui sera dénommé l’art moderne : les années 1900/1920, l’entre-deux-guerres puis la période couvrant la fin de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’aux années 1960.
Kisling, Pâquerette et Picasso à la Rotonde en 1916
En employant l’expression en 1925, André Wernod faisait référence aux artistes étrangers, souvent d’Europe centrale, arrivés à la capitale depuis le début du siècle et qui se fixèrent essentiellement à Montparnasse. On peut citer, parmi les artistes arrivés à Paris au cours des premières décennies du XXème siècle, Marc Chagall, Foujita, Soutine, Amadeo Modigliano, Picasso… Ce contexte cosmopolite est notamment marqué par une forte immigration juive originaire de l’Est et qui participe du mouvement de réveil social et intellectuel qui avait alors cours en Europe à Paris, Berlin ou encore Vienne. On compte ainsi plus de 500 artistes à Paris pendant l’entre-deux-guerres, que la Première Guerre Mondiale dispersera : soit par le retour au pays natal (Chagall, Léopold Gottlieb…) soit par l’engagement volontaire dans l’armée française (Marcoussis, Mondzain, Soutine…).
Une section de l’exposition « De la Bible à nos jours, 3000 ans d’art », qui s’est tenue au Grand-Palais en 1985, présentait une rétrospective des artistes juifs de l’École de Paris de Paris, un terme employé par André Warnod, sur la demande de Paul Signac, pour qualifier les artistes de confession israélite fuyant les pays d’Europe centrale et de l’Est pour se réfugier dans la capitale française. L’écrivain Hersh Fenster avait notamment publié en 1951 Undzere farpaynikte kinstler, un « livre de piété » retraçant la vie de 84 artistes juifs de cette période qui périrent durant la Seconde Guerre Mondiale. Les éditions Hazan en ont publié une version traduite sous le titre Nos artistes martyrs en 2021.
Après la Grande Guerre, l’arrivée d’artistes étrangers reprend de plus belle ; l’émulsion artistique gagne Montparnasse qui remplace Montmartre comme lieu de prédilection de cette nouvelle génération d’artistes. Le changement de régime politique en Russie, l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, les tensions géo-politiques en Europe, entraînent l’arrivée de Serge Poliakoff, Alexandre Garbell, Kirszenbaum… Cette nouvelle population artistique apporte de nouvelles tendances, telles que l’abstraction ou bien l’importance de la couleur en peinture.
Giacometti dans son atelier
Après la Seconde Guerre Mondiale, l’expression de l’École de Paris adopte une nouvelle dimension, désignant une nouvelle génération d’artistes en réaction à l’émergence d’une École de New York, un art moderne tournant principalement autour de la figure de Jackson Pollock et porté aux nues notamment par le critique d’art Clement Greenberg. Cette tendance américaine se place comme le nouvel épicentre de la création artistique contemporaine face aux traditionnelles avant-gardes européennes en perte de vitesse après la guerre.
Face à l’expressionnisme abstrait américain, cette « Nouvelle École de Paris », comme désignée par André Warnod pour la différencier de la première génération, se caractérise par un goût pour le modernisme passant par une esthétique figurative ou, majoritairement et à l’initiative du galeriste Charles Estienne, abstraite. Ce sont de jeunes artistes qui ont peu animé le paysage artistique pendant la guerre, plus actifs au sein des armées alliées ou dans la Résistance. Ce sont les débuts de l’art informel (Fautrier, Dubuffet…) ou bien de l’abstraction lyrique (Hans Hartung, Georges Mathieu, Riopelle..) jusqu’au tachisme de Michel Tapié. Cette « lutte » entre les deux côtés de l’Atlantique, alimentée par les galeristes et critiques d’art, durera jusqu’aux années 1960.
31 Juil 2023
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Derrière le miroir: la chambre d’écho Maeght
Derrière le miroir, DLM pour les intimes, est une revue d’art éditée par Maeght entre 1946 et 1982 pour accompagner les expositions de la Galerie Maeght, cette première est bien connue des amateurs d’art, mais pas seulement. Car s’il est indéniable que l’on y retrouve nombre d’œuvres (dont des lithographies originales) des grands noms de l’art moderne comme Braque, Kandinsky, Mirò ou encore Chagall (pour ne citer qu’eux), on y trouve également des textes, de ces artistes eux-mêmes mais aussi de philosophes, d’écrivains ou encore de poètes (Breton, Beckett, Calvino ainsi que Derrida entre autres).
Pour célébrer un arrivage de plusieurs numéros de cette revue emblématique en librairie, replongeons-nous un peu dans son histoire.
Nous sommes au sortir de la seconde guerre mondiale, une grande partie de la communauté artistique française et étrangère retourne à Paris après s’être réfugiée en zone libre, à Cannes notamment, ou à l’étranger. À leur côté un certain Aimé Maeght se prépare à transformer le milieu de l’art français, à en ouvrir le champ.
Ami de Jean Moulin et de Georges Braque, pupille de la nation et graveur lithographe aguerri, Aimé Maeght possède un mélange rare de pragmatisme économique, de connaissances techniques et d’ambitions artistiques qui vont lui permettre de devenir un nom, pas seulement incontournable de l’art mais aussi de l’édition.
Aimé Maeght dans son bureau (année inconnu).
Une fois arrivé à Paris, il ouvre la Galerie Maeght qui se fait immédiatement connaître par une exposition inaugurale sur Matisse (ami proche de la famille Maeght) le 6 décembre 1945. L’année suivante le premier numéro de Derrière le miroir sort pour accompagner « Le Noir est une couleur », une exposition de 25 œuvres inédites où l’on retrouve notamment Bonnard, Matisse, Braque, Van Velde (dont une lithographie fait la couverture) parmi d’autres.
Ce seront 253 numéros sur 36 ans qui sortiront sans interruption pour accompagner les différentes expositions de la galerie.
En partenariat avec Jacques Kober – dirigeant les éditions Pierre à feu, responsable d’expositions à la galerie et à l’origine du titre Derrière le miroir – Maeght veut aller au-delà du simple catalogue d’exposition. Pour ce faire, ils vont appeler à collaborer des auteurs (poètes, philosophes, écrivains…) et inviter les artistes à s’exprimer eux-même sur leur travail, ils vont également ajouter des lithographies originales, ce qui va permettre à cette revue de devenir une véritable chambre d’écho et d’approfondissement des expositions de la galerie.
Ce projet se dessinait déjà dans le « numéro zéro » de Pierre à feu en 1944 : « Ne prennent des masques que ceux qui sont des masques, le piège qui se dresse est aussi simple qu’un miroir, c’est l’attitude d’une conscience. Mais nous plongeons par exemple dans la peinture parce qu’elle est l’ébauche du miroir, d’une déformation qui s’étale ; c’est le spectre, c’est l’image qu’on devra suivre qui monopolise notre œil comme le fait le soleil, c’est l’estime livide d’un désaccord, c’est cette déclaration qu’on écrira, celle du monde victime de cette association verbale. Il n’est pas coûteux de bâtir sa maison mais de l’habiter. Un seul moyen, ouvrir le champ. »
Si l’on dit qu’une image vaut bien mille mots, associons les unes aux autres à l’instar de Maeght et plongeons maintenant dans le numéro 199 dédié à Tal-Coat.
Appréciez la composition où le texte et le trait se mêlent…
On s’y retrouve saisi autant par son verbe que par sa ligne, dans ce qu’il dit, ce qu’il exprime de ses courbures. On y découvre une voix qui se fait chair de ses tableaux, qui par sa forme de sensualisme rurale donne autant à goûter le froid légèrement salin de la pierre que l’abstraction zen de son regard. On y savoure la spécificité de cette revue, le dialogue qui se créé entre l’artiste, ses œuvres et nous et cela, dans la chaleureuse intimité de son format qui nous caresse, nous flatte le regard par la qualité de ses impressions mise en valeur par sa mise en page aérée.
… se tissent …
Écoutons ce que nous dit l’artiste:
Si cela s’applique à son travail cela peut aussi s’appliquer à la revue en elle-même, synthétiser son propos.
… et se répondent.
Comme nous l’avons déjà mentionné, non contente de faire parler les artistes exposés, la revue va également les faire dialoguer avec d’autres, provenant de pratiques différentes et variées. Pour exemple ce numéro concernant Adami enrichi de réflexions originales d’Italo Calvino.
L’auteur oulipien nous livre ici des fables dans le style d’Ésope (sous forme de prosopopées, le corps et l’ouvrage, « la main et la ligne » ou « les pieds et le dessin », y dialoguent) et inspirées autant des écrits glanés dans le carnet de travail du créateur que de ses impressions face aux œuvres exposées.
Derrière le miroir n° 239 (mai 1980) portant sur Adami avec des textes d’Italo Calvino.
À gauche, on peut voir le dernier feuillet du texte en sa langue originale, à droite la première fable « La main et la ligne » traduite par Danièle Sallenave. Observer l’encadré à gauche du texte, on y trouve un extrait original du carnet de notes d’Adami, duquel l’auteur s’inspire pour le sien.
Et l’on y admire toujours les œuvres originales qui nous y sont proposés.
En plus de ces précieux apports textuels (parmi lesquels on peut également compter : René Char sur Georges Braque, Samuel Beckett à propos de Bram Van Velde, Tristan Tzara pour Joan Miró, Michel Leiris et Alberto Giacometti, Gaston Bachelard et Marc Chagall…), la revue bénéficie d’une haute qualité d’impression (imprimée en interne dans les ateliers de l’imprimerie ARTE-Adrien Maeght à partir de 1964), lui permettant d’offrir des lithographies originales de très haute fidélité.
Depuis leurs débuts Aimé Maeght et sa famille, ainsi que leurs équipes, ont eu à cœur de travailler pour et avec les artistes dans le but de transmettre au mieux leurs perceptions du monde, que ce soit sur le plan créatif, philosophique ou technique et c’est bien là ce qui en a fait une entité à part dans le monde de l’art et de l’édition du XXème siècle.
Nous vous invitons donc à vous pencher sur ce morceau d’histoire de l’art et d’expérimentation éditoriale, à savourer le confort d’appréciation des œuvres et des textes qui y sont proposés ainsi qu’à vous laisser porter par l’écho d’expositions passées et être saisis par l’intention encore vivace de faire vibrer les arts ensemble pour que toujours il puisse être, vivant.