31 Oct 2021
Album de photos chinois
Henri Meyer, Le Petit journal, 16 janvier 1898
A l’approche d’Halloween, il y a d’emblée certains sujets d’ouvrages qui viennent immédiatement à l’esprit : les meurtres, les fantômes, les vampires, la mort… Autant d’idées de lecture qui contribuent à l’instauration d’une certaine ambiance qui accompagne merveilleusement bien la période hésitante et grisonnante de la fin d’octobre pour les frimas de novembre. Mais comme vous le savez, à Abraxas, nous aimons bien l’histoire. Et il est tout à fait possible de vous parler aujourd’hui d’une période de l’histoire de la Chine sans venir dépareiller la nuit du 31 octobre de ses traditionnels frissons et ribambelles de monstres et autres tueurs en série qui sortent des placards la nuit venue.
L’ouvrage que nous vous présentons aujourd’hui est exceptionnel d’un point de vue bibliophilique mais aussi historique. Il s’agit d’un album photographique anonyme, non daté et non paginé. De format oblong, les plats sont en bois laqué. Le premier plat peint est orné d’un dragon en ivoire et en nacre, de belle réalisation mais malheureusement abîmé, et d’une signature peinte, peut-être celle de l’artiste. Les prises de vue montrent des images de la Chine lors des dernières années de l’Empire, vraisemblablement réalisées vers 1909/1910, et probablement par un soldat ou un missionnaire Français : les légendes manuscrites des photographies sont écrites en français. Celles-ci montrent autant de paysages que de portraits : s’y côtoient autant la cour impériale et les visages d’acteurs que des images du Palais d’Eté ou de la Grande Muraille. Essentiellement en noir et blanc, certains détails ont été colorés lors du développement. Les portraits d’actrices pékinoises ou des habitantes des différentes régions de l’Empire de Chine, portant leurs habits traditionnels, précèdent ceux des missionnaires des légations européennes. Les sept dernières pages montrent des photographies dont le sujet est moins propice au tourisme ; en effet, l’auteur anonyme a été témoin de deux scènes d’exécution lors de son séjour en Chine qu’il a immortalisées avec sa pellicule : celle d’anarchistes mandchous le 23 février 1910 et de Boxers à Pékin en septembre 1909.
Le terme de Boxer, mentionné par l’auteur à l’attention de son lecteur, tel un avertissement pour le prévenir du caractère hautement sensible des pages suivantes, ce terme fait allusion à un événement bien précis de l’histoire de Chine. L’auteur indique avoir pris les photographies de l’exécution de ces inconnus à Pékin en 1909 ; l’utilisation de ce terme semble anachronique, car ce qui est nommé la Révolte des Boxers en Occident s’est déroulé près d’une dizaine d’années auparavant.
Cet événement historique s’est déroulé sur deux ans, entre 1899 et 1901, et s’ancre dans une période charnière pour la Chine. L’humiliation du pays sur la scène internationale, alors gouverné par la dynastie mandchoue Qing, s’explique par plusieurs facteurs : la défaite face au Royaume-Uni lors des guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860), puis face au Japon lors de la première guerre sino-japonaise en 1894-1895 pour le contrôle de la Corée, un conflit qui amoindrit considérablement la mainmise chinoise en Asie de l’Est face à un Japon considéré jusqu’alors comme une puissance mineure.
Ces différentes défaites entraînent une crise économique importante, exacerbant les tensions qui déchirent la société chinoise et le développement d’une pensée conservatrice, nourrie par la perte de prestige du pouvoir impérial. En effet, au XIXème siècle, les puissances occidentales colonisatrices (l’Angleterre, la France, la Russie, les Etats-Unis…), à la suite des défaites successives, imposent une série de « traités inégaux » aux pays de la région. Ces accords contraignent la Chine à ouvrir son marché à l’influence étrangère : cession d’enclaves pour la création de comptoirs coloniaux, activisme des missionnaires chrétiens, développement du commerce de l’opium…
Cette position de soumission fait prendre conscience aux élites chinoises du retard de développement du pays face aux puissances coloniales, notamment en qui concerne l’armée. La nécessité d’une politique de modernisation émerge et entraîne des divisions au sein des cercles intellectuels face à l’aristocratie conservatrice qui réagit de conserve : entre une mouvance anarchiste qui rejette le pouvoir impérial de la dynastie Qing, installée depuis 1644, et un courant libéral prônant l’association avec la monarchie pour lancer le programme de modernisation. L’empereur Guangxu (光緒帝) lance la Réforme des Cent jours, qui prévoit notamment le passage à une monarchie constitutionnelle, la modernisation de l’examen impérial pour devenir fonctionnaire, un nouveau système éducatif basé sur les sciences et non plus le confucianisme et l’industrialisation de la Chine. Cependant, cette réforme provoque des réactions hostiles de la part de l’aristocratie ultra-conservatrice qui se range derrière l’impératrice douairière Cixi (慈禧) et mène au coup d’Etat de 1898.
Portrait de l’empereur
C’est dans ce contexte politique troublé qu’apparaît la société secrète « Les Poings de la justice et de la concorde » (Yìhéquán 義和拳), dont les membres sont appelés Boxers par la presse occidentale en raison de la pratique du kung-fu par ses membres, la « boxe chinoise ». Créé au début des années 1890, le mouvement des Boxers est essentiellement issu des classes populaires et rurales de la société chinoise : ouvriers, artisans, bateliers… Dans un premier temps réfractaire à la dynastie impériale, les actions xénophobes du mouvement démontrent une hostilité radicale contre la présence occidentale dans le pays, les missionnaires chrétiens et les passe-droits qu’ils s’octroyaient en raison de la suprématie coloniale : destruction de voies ferrées et de lignes télégraphiques, mises à sac des églises, assassinats de religieux et de convertis… Ce sont les meurtres de deux missionnaires allemands, dans la province du Shandong en 1897, qui sont à l’origine d’un mouvement de masse qui comptera de cinquante à cent mille membres à son apogée. Les Boxers s’accrochent avec les troupes chinoises et divisent la cour impériale.
Portrait de l’impératrice douairière Cixi
Mais en 1900, un édit de l’impératrice Cixi, au pouvoir depuis le coup d’Etat, reconnaît les sociétés secrètes. A partir du mois de mai de cette même année, les Boxers patrouillent en milices à Pékin. Le groupe des révoltés est désormais soutenu par le pouvoir impérial qui joue sur la frustration et la xénophobie ambiantes pour redorer son prestige, un soutien qui modifie le slogan officiel des Boxers en « Soutenons les Qing, détruisons les étrangers ». Les tensions s’accroissent dans la capitale : environ 450 soldats occidentaux y pénètrent pour protéger les délégations étrangères. Plusieurs événements émaillent la chronologie des semaines suivantes et vont mettre le feu aux poudres : assassinat du ministre japonais Sugiyama Akira le 10 juin, attaque conjointe des légations européennes par les troupes impériales chinoises et les Boxers le 17 juin, assassinat du baron allemand von Ketteler le 20 juin. C’est à partir de cette date que le siège des légations, ou les 55 jours du siège de Pékin, commence.
L’information concernant ce qui se passe entre les murs de Pékin étant restreinte, la situation donne lieu à de multiples légendes : c’est ainsi qu’à Londres, croyant que tous les assiégés avaient été massacrés, on projette de faire célébrer un service à leur mémoire à la cathédrale Saint-Paul. Un corps expéditionnaire (environ 2000 hommes), sous le commandement du vice-amiral britannique Lord Seymour, se fait refouler par une forte opposition et résiste à Tien-Tsin sans urgence, un rapport ayant déclaré que la colonie britannique avait été massacrée. Le démenti arrivé, les troupes de l’alliance des 8 nations (Japon, Allemagne, Autriche–Hongrie, Etats-Unis, France, Italie, Royaume-Uni, Russie) se mettent en marche le 4 ou 5 août, une armée de 20 000 hommes sous le commandement du général britannique Sir Alfred Gaselee, qui prend le contrôle de Pékin le 14 août et libère ainsi les légations européennes.
Des deux côtés, ce conflit historique se caractérise par une violence inouïe. 300 missionnaires et près de 30 000 Chinois convertis au christianisme trouvent la mort ; les corps sont mutilés, empalés, décapités et les têtes disposées en pyramides, souillent les eaux potables, se décomposent dans les fossés. Les représailles par les Occidentaux sont terribles : des milliers de Chinois accusés d’être Boxers exécutés, pillage des palais… Les soldats se font photographier sur le trône impérial. L’empereur allemand Guillaume II ordonne une politique de répression extrêmement violente dans la Chine rurale, dans le but de tuer dans l’œuf toute autre révolte. Défaites, les troupes impériales chinoises sont contraintes de participer au démantèlement du mouvement des Boxers. Le conflit prend fin avec le traité de Xinchou le 7 septembre 1901.
L’Empire de Chine sort du conflit humilié et placé sous tutelle étrangère : les postes passent sous contrôle français, les douanes sous contrôle britannique. L’impératrice Cixi, qui avait fui la capitale pour se réfugier, doit accepter plusieurs réformes : abandon du confucianisme par le système éducatif pour l’étude des mathématiques, de la science et de la géographie, suppression de l’examen impérial pour l’entrée dans la fonction publique, mise en place des Assemblées provinciales en 1909…Les puissances occidentales profitent du conflit pour affermir plus encore leur présence en Chine, qui semble bel et bien devenir un énième territoire colonial. Les légations européennes obligent le pouvoir impérial à d’importantes concessions commerciales et un droit de stationnement pour les militaires. La Russie étend son influence sur la région de la Mandchourie, qui mènera à la guerre contre le Japon (1904-1905).
C’est ainsi que l’on peut supposer que l’auteur des photographies de cet album (qui constitue un témoignage précieux des dernières années de l’Empire de Chine !) était un soldat français stationné à Pékin. Les scènes d’exécution qu’il a enregistrées avec son appareil (qu’il décrit comme celles de Boxers et d’anarchistes mandchous) peuvent être celles de personnes gagnées par les idées révolutionnaires qui éclateront deux ans plus tard. Ces différentes prises de vue, réalisées en 1909 et 1910, illustrent une période charnière pour le Chine. Tous ces facteurs politiques et sociaux contribuent à ouvrir la voie à la révolution communiste qui prendra effet dix ans plus tard, avec le soulèvement de Wuchang en 1911 qui entraînera la chute de la dynastie Qing et la proclamation de la République de Chine.
31 Juil 2023
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Derrière le miroir: la chambre d’écho Maeght
Derrière le miroir, DLM pour les intimes, est une revue d’art éditée par Maeght entre 1946 et 1982 pour accompagner les expositions de la Galerie Maeght, cette première est bien connue des amateurs d’art, mais pas seulement. Car s’il est indéniable que l’on y retrouve nombre d’œuvres (dont des lithographies originales) des grands noms de l’art moderne comme Braque, Kandinsky, Mirò ou encore Chagall (pour ne citer qu’eux), on y trouve également des textes, de ces artistes eux-mêmes mais aussi de philosophes, d’écrivains ou encore de poètes (Breton, Beckett, Calvino ainsi que Derrida entre autres).
Pour célébrer un arrivage de plusieurs numéros de cette revue emblématique en librairie, replongeons-nous un peu dans son histoire.
Nous sommes au sortir de la seconde guerre mondiale, une grande partie de la communauté artistique française et étrangère retourne à Paris après s’être réfugiée en zone libre, à Cannes notamment, ou à l’étranger. À leur côté un certain Aimé Maeght se prépare à transformer le milieu de l’art français, à en ouvrir le champ.
Ami de Jean Moulin et de Georges Braque, pupille de la nation et graveur lithographe aguerri, Aimé Maeght possède un mélange rare de pragmatisme économique, de connaissances techniques et d’ambitions artistiques qui vont lui permettre de devenir un nom, pas seulement incontournable de l’art mais aussi de l’édition.
Aimé Maeght dans son bureau (année inconnu).
Une fois arrivé à Paris, il ouvre la Galerie Maeght qui se fait immédiatement connaître par une exposition inaugurale sur Matisse (ami proche de la famille Maeght) le 6 décembre 1945. L’année suivante le premier numéro de Derrière le miroir sort pour accompagner « Le Noir est une couleur », une exposition de 25 œuvres inédites où l’on retrouve notamment Bonnard, Matisse, Braque, Van Velde (dont une lithographie fait la couverture) parmi d’autres.
Ce seront 253 numéros sur 36 ans qui sortiront sans interruption pour accompagner les différentes expositions de la galerie.
En partenariat avec Jacques Kober – dirigeant les éditions Pierre à feu, responsable d’expositions à la galerie et à l’origine du titre Derrière le miroir – Maeght veut aller au-delà du simple catalogue d’exposition. Pour ce faire, ils vont appeler à collaborer des auteurs (poètes, philosophes, écrivains…) et inviter les artistes à s’exprimer eux-même sur leur travail, ils vont également ajouter des lithographies originales, ce qui va permettre à cette revue de devenir une véritable chambre d’écho et d’approfondissement des expositions de la galerie.
Ce projet se dessinait déjà dans le « numéro zéro » de Pierre à feu en 1944 : « Ne prennent des masques que ceux qui sont des masques, le piège qui se dresse est aussi simple qu’un miroir, c’est l’attitude d’une conscience. Mais nous plongeons par exemple dans la peinture parce qu’elle est l’ébauche du miroir, d’une déformation qui s’étale ; c’est le spectre, c’est l’image qu’on devra suivre qui monopolise notre œil comme le fait le soleil, c’est l’estime livide d’un désaccord, c’est cette déclaration qu’on écrira, celle du monde victime de cette association verbale. Il n’est pas coûteux de bâtir sa maison mais de l’habiter. Un seul moyen, ouvrir le champ. »
Si l’on dit qu’une image vaut bien mille mots, associons les unes aux autres à l’instar de Maeght et plongeons maintenant dans le numéro 199 dédié à Tal-Coat.
Appréciez la composition où le texte et le trait se mêlent…
On s’y retrouve saisi autant par son verbe que par sa ligne, dans ce qu’il dit, ce qu’il exprime de ses courbures. On y découvre une voix qui se fait chair de ses tableaux, qui par sa forme de sensualisme rurale donne autant à goûter le froid légèrement salin de la pierre que l’abstraction zen de son regard. On y savoure la spécificité de cette revue, le dialogue qui se créé entre l’artiste, ses œuvres et nous et cela, dans la chaleureuse intimité de son format qui nous caresse, nous flatte le regard par la qualité de ses impressions mise en valeur par sa mise en page aérée.
… se tissent …
Écoutons ce que nous dit l’artiste:
Si cela s’applique à son travail cela peut aussi s’appliquer à la revue en elle-même, synthétiser son propos.
… et se répondent.
Comme nous l’avons déjà mentionné, non contente de faire parler les artistes exposés, la revue va également les faire dialoguer avec d’autres, provenant de pratiques différentes et variées. Pour exemple ce numéro concernant Adami enrichi de réflexions originales d’Italo Calvino.
L’auteur oulipien nous livre ici des fables dans le style d’Ésope (sous forme de prosopopées, le corps et l’ouvrage, « la main et la ligne » ou « les pieds et le dessin », y dialoguent) et inspirées autant des écrits glanés dans le carnet de travail du créateur que de ses impressions face aux œuvres exposées.
Derrière le miroir n° 239 (mai 1980) portant sur Adami avec des textes d’Italo Calvino.
À gauche, on peut voir le dernier feuillet du texte en sa langue originale, à droite la première fable « La main et la ligne » traduite par Danièle Sallenave. Observer l’encadré à gauche du texte, on y trouve un extrait original du carnet de notes d’Adami, duquel l’auteur s’inspire pour le sien.
Et l’on y admire toujours les œuvres originales qui nous y sont proposés.
En plus de ces précieux apports textuels (parmi lesquels on peut également compter : René Char sur Georges Braque, Samuel Beckett à propos de Bram Van Velde, Tristan Tzara pour Joan Miró, Michel Leiris et Alberto Giacometti, Gaston Bachelard et Marc Chagall…), la revue bénéficie d’une haute qualité d’impression (imprimée en interne dans les ateliers de l’imprimerie ARTE-Adrien Maeght à partir de 1964), lui permettant d’offrir des lithographies originales de très haute fidélité.
Depuis leurs débuts Aimé Maeght et sa famille, ainsi que leurs équipes, ont eu à cœur de travailler pour et avec les artistes dans le but de transmettre au mieux leurs perceptions du monde, que ce soit sur le plan créatif, philosophique ou technique et c’est bien là ce qui en a fait une entité à part dans le monde de l’art et de l’édition du XXème siècle.
Nous vous invitons donc à vous pencher sur ce morceau d’histoire de l’art et d’expérimentation éditoriale, à savourer le confort d’appréciation des œuvres et des textes qui y sont proposés ainsi qu’à vous laisser porter par l’écho d’expositions passées et être saisis par l’intention encore vivace de faire vibrer les arts ensemble pour que toujours il puisse être, vivant.