31 Juil 2023
Derrière le miroir: la chambre d’écho Maeght
Derrière le miroir, DLM pour les intimes, est une revue d’art éditée par Maeght entre 1946 et 1982 pour accompagner les expositions de la Galerie Maeght, cette première est bien connue des amateurs d’art, mais pas seulement. Car s’il est indéniable que l’on y retrouve nombre d’œuvres (dont des lithographies originales) des grands noms de l’art moderne comme Braque, Kandinsky, Mirò ou encore Chagall (pour ne citer qu’eux), on y trouve également des textes, de ces artistes eux-mêmes mais aussi de philosophes, d’écrivains ou encore de poètes (Breton, Beckett, Calvino ainsi que Derrida entre autres).
Pour célébrer un arrivage de plusieurs numéros de cette revue emblématique en librairie, replongeons-nous un peu dans son histoire.
Nous sommes au sortir de la seconde guerre mondiale, une grande partie de la communauté artistique française et étrangère retourne à Paris après s’être réfugiée en zone libre, à Cannes notamment, ou à l’étranger. À leur côté un certain Aimé Maeght se prépare à transformer le milieu de l’art français, à en ouvrir le champ.
Ami de Jean Moulin et de Georges Braque, pupille de la nation et graveur lithographe aguerri, Aimé Maeght possède un mélange rare de pragmatisme économique, de connaissances techniques et d’ambitions artistiques qui vont lui permettre de devenir un nom, pas seulement incontournable de l’art mais aussi de l’édition.
Une fois arrivé à Paris, il ouvre la Galerie Maeght qui se fait immédiatement connaître par une exposition inaugurale sur Matisse (ami proche de la famille Maeght) le 6 décembre 1945. L’année suivante le premier numéro de Derrière le miroir sort pour accompagner « Le Noir est une couleur », une exposition de 25 œuvres inédites où l’on retrouve notamment Bonnard, Matisse, Braque, Van Velde (dont une lithographie fait la couverture) parmi d’autres.
Ce seront 253 numéros sur 36 ans qui sortiront sans interruption pour accompagner les différentes expositions de la galerie.
En partenariat avec Jacques Kober – dirigeant les éditions Pierre à feu, responsable d’expositions à la galerie et à l’origine du titre Derrière le miroir – Maeght veut aller au-delà du simple catalogue d’exposition. Pour ce faire, ils vont appeler à collaborer des auteurs (poètes, philosophes, écrivains…) et inviter les artistes à s’exprimer eux-même sur leur travail, ils vont également ajouter des lithographies originales, ce qui va permettre à cette revue de devenir une véritable chambre d’écho et d’approfondissement des expositions de la galerie.
Ce projet se dessinait déjà dans le « numéro zéro » de Pierre à feu en 1944 : « Ne prennent des masques que ceux qui sont des masques, le piège qui se dresse est aussi simple qu’un miroir, c’est l’attitude d’une conscience. Mais nous plongeons par exemple dans la peinture parce qu’elle est l’ébauche du miroir, d’une déformation qui s’étale ; c’est le spectre, c’est l’image qu’on devra suivre qui monopolise notre œil comme le fait le soleil, c’est l’estime livide d’un désaccord, c’est cette déclaration qu’on écrira, celle du monde victime de cette association verbale. Il n’est pas coûteux de bâtir sa maison mais de l’habiter. Un seul moyen, ouvrir le champ. »
Si l’on dit qu’une image vaut bien mille mots, associons les unes aux autres à l’instar de Maeght et plongeons maintenant dans le numéro 199 dédié à Tal-Coat.
On s’y retrouve saisi autant par son verbe que par sa ligne, dans ce qu’il dit, ce qu’il exprime de ses courbures. On y découvre une voix qui se fait chair de ses tableaux, qui par sa forme de sensualisme rurale donne autant à goûter le froid légèrement salin de la pierre que l’abstraction zen de son regard. On y savoure la spécificité de cette revue, le dialogue qui se créé entre l’artiste, ses œuvres et nous et cela, dans la chaleureuse intimité de son format qui nous caresse, nous flatte le regard par la qualité de ses impressions mise en valeur par sa mise en page aérée.
Écoutons ce que nous dit l’artiste:
« Le premier abord du monde nous ne pouvons le rejeter, il faut le laisser pénétrer au plus profond, il se décantera nous-même nous décantant aussi. Apparaîtra le second visage, se dévoilera le troisième, ainsi jusqu’au noyau profond et reviendra le surgi dans l’inaccoutumé, l’essence même, le véhicule.
[…]
Nous croyons appréhender le monde, nous ne sommes que visités par lui. Savoir cela est l’ouverture – le dialogue peut naître. Ce qui semblait fermeture s’entrouvre à nouveau, l’inhabituel nous visitant, nous sommes dans l’éveil, dans l’attention. Le monde attentif, nous sommes en son regard.
On ne peut partager que ce que l’on possède en commun, et le dialogue est un partage.
Comme un chant à deux voix, un appel, un répons, l’écoute de l’écho. »
Si cela s’applique à son travail cela peut aussi s’appliquer à la revue en elle-même, synthétiser son propos.
Comme nous l’avons déjà mentionné, non contente de faire parler les artistes exposés, la revue va également les faire dialoguer avec d’autres, provenant de pratiques différentes et variées. Pour exemple ce numéro concernant Adami enrichi de réflexions originales d’Italo Calvino.
L’auteur oulipien nous livre ici des fables dans le style d’Ésope (sous forme de prosopopées, le corps et l’ouvrage, « la main et la ligne » ou « les pieds et le dessin », y dialoguent) et inspirées autant des écrits glanés dans le carnet de travail du créateur que de ses impressions face aux œuvres exposées.
En plus de ces précieux apports textuels (parmi lesquels on peut également compter : René Char sur Georges Braque, Samuel Beckett à propos de Bram Van Velde, Tristan Tzara pour Joan Miró, Michel Leiris et Alberto Giacometti, Gaston Bachelard et Marc Chagall…), la revue bénéficie d’une haute qualité d’impression (imprimée en interne dans les ateliers de l’imprimerie ARTE-Adrien Maeght à partir de 1964), lui permettant d’offrir des lithographies originales de très haute fidélité.
Depuis leurs débuts Aimé Maeght et sa famille, ainsi que leurs équipes, ont eu à cœur de travailler pour et avec les artistes dans le but de transmettre au mieux leurs perceptions du monde, que ce soit sur le plan créatif, philosophique ou technique et c’est bien là ce qui en a fait une entité à part dans le monde de l’art et de l’édition du XXème siècle.
Nous vous invitons donc à vous pencher sur ce morceau d’histoire de l’art et d’expérimentation éditoriale, à savourer le confort d’appréciation des œuvres et des textes qui y sont proposés ainsi qu’à vous laisser porter par l’écho d’expositions passées et être saisis par l’intention encore vivace de faire vibrer les arts ensemble pour que toujours il puisse être, vivant.
29 Août 2023
0 Comments
Larguez les amarres, voici Gustave Aimard !
« Carte de visite de Gustave Aymard (Aimard), romancier et grand voyageur ». Photographie d’Etienne Carjat (1828-1906). Paris, musée Carnavalet.
« Gustave Aimard, romancier et grand voyageur », on aurait aisément pu y lire : « aventurier ».
Il naît Olivier Aimard le 13 Septembre 1818 à Paris, orphelin adopté, il devient Olivier Gloux à 6 ans. Suite à quelques péripéties, il s’embarque comme matelot à 9 ans, atterrit en Amérique du Sud qu’il remonte jusqu’au Mexique et en Californie. Il aurait été captif d’indiens en Patagonie, « coureur des bois » (entendez trappeur), chercheur d’or et franc-tireur dans la Sonora ainsi que marié à une Comanche dont la tribu l’aurait accueilli pendant 5 années.
De retour en France il se sert de cette matière pour devenir un auteur populaire à succès, se remarie à une chanteuse lyrique, produit de nombreux ouvrages de qualité variable et meurt diagnostiqué, entre autre, de folie des grandeurs dans l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne, au sein de la ville qui l’a vue naître, en 1883.
Si la vie de Gustave Aimard semble bien digne d’un roman, ce n’est pas tout à fait un hasard : la majorité de ces informations nous provenant de ses écrits plus ou moins autobiographiques (principalement Par mer et par terre et en filigrane de toute son œuvre), la véracité de ces éléments reste à prendre avec précaution malgré la confirmation de certains d’entre-eux, dans les quelques travaux de recherches qui lui ont été dédiés (Sur la piste de Gustave Aimard de Jean Bastaire, les articles d’André Pinguet et le n°13 de la revue Le Rocambole qui lui a consacré un dossier de 110 pages sous la direction de Thierry Chevrier).
Nous avons aujourd’hui le plaisir de pouvoir vous proposer une quantité importante de ses œuvres en ligne et dans nos magasins, notamment de nombreux numéros de la collection du « Livre populaire » à 65 centimes publiés par Fayard à partir de 1907. (Re)Plongeons-nous dans cet auteur un peu oublié et pourtant pionnier de la littérature d’aventure sur l’Ouest américain en langue française.
Les nuits mexicaines, n°44, 1911, collection « Le Livre populaire » à 65 centimes Fayard.
Ainsi, si l’on peut reconnaître qu’il n’a pas totalement disparu de nos mémoires, sa présence y est-elle à la hauteur de son héritage?
Il faut admette en effet, et déplorer peut-être, le talent inégal parcourant son œuvre, notamment à cause de ses nombreuses répétitions : thématiques, stylistiques, voire de passages entiers (comme avec cet exemple frappant : en 1864 il conserve ses textes originaux pour Amyot et procure à Cadot, un éditeur d’appoint, des textes remplis de réemplois, notamment Les Chasseurs d’abeilles dans L’Araucan, victime de son succès il aurait eu du mal à suivre les demandes des éditeurs)… Ce qui ne l’empêchera pas de devenir un des auteurs populaires marquants du XIXe siècle, par l’imaginaire du Far-West et de l’aventure qu’il a grandement participé à apporter et développer en France.
Les chasseurs d’abeilles, n°20, 1909, réédition de Fayard toujours dans la même collection, un des tomes qui servira à l’auto-plagiat de l’auteur.
On le retrouve en effet cité par Lautréamont (même si c’est pour l’opposer à ce qu’il considère comme renfermant du « génie ») qui le place aux côtés de Dickens, Hugo et de Landelle (un auteur d’ouvrages maritimes). Il est également présent chez Cendrars qui le cite aux côtés de Bernardin de Saint-Pierre, Wells et Poe comme figures du roman du XIXème siècle et chez Pagnol qui le place au même niveau que Fenimore Cooper (comme source d’inspiration pour ses jeux et créations d’enfants avec son frère Paul dans La Gloire de mon père). Il ne faudrait également pas oublier qu’on lui doit le patronyme et personnage de Valentin Guillois, si cher à Robert Desnos qui l’utilisera même comme pseudonyme pendant la résistance.
Le cœur loyal, n°4, 1908, Fayard. Le personnage du Cœur Loyal, introduit dans Les Trappeurs de l’Arkansas, le n°1 de la collection, est une figure récurrente d’Aimard, il forme avec Valentin Guillois une forme de pendant au Bas-de-Cuir de Cooper.
Il aura aussi, et peut-être surtout, été l’un des grands inaugurateurs de la figure de l’écrivain aventureux qui deviendra si importante durant la première moitié du XXème siècle. Si nous avons déjà cité Cendrars, on peut aussi penser à Kessel ou encore Jünger mais également, même s’il est peu probable qu’il l’ait lu, à Jack London dont les voyages au Klondike puis au bord du Snark ont rempli nombre de ses livres. Le parallèle est marquant sur plusieurs points : ils sont tous deux orphelins de père ; ont eu une première partie de vie aventureuse marquée par une certaine précarité qui leur a ensuite servie de matière pour une ascension sociale à travers l’écriture et seront révélés par l’apparition de leurs textes dans des journaux ; ils entretiennent également des rapports ambiguës, mais relativement caractéristiques de l’époque, avec l’altérité, y voyant autant de vices que de vertus ; il en est de même pour leur engagement politique qui, s’il est bien présent, est fluctuant et suit le cours de leurs rencontres et expériences, plus que soutenus par un véritable système (libertaire pour Aimard et socialiste pour London, même si chez ce dernier on peut noter une forte prégnance du darwinisme social).
À la différence de London, Aimard n’est pas journaliste mais il parle tout de même parfois de sujets qui lui tiennent à cœur et qui ont été, ou sont, d’actualités, comme avec La Fièvre d’or et Curumilla qui retrace l’aventure du comte Raousset-Boulbon et de sa République de la Sonora en 1852 (à laquelle l’auteur aurait participé) ou la guerre du Mexique, avec Les Gambucinos ci-dessous.
Les Gambucinos, n°28, 1910, Fayard. Publié originellement au printemps 1865 dans le périodique Le Musée des familles, en plein guerre du Mexique, l’auteur ouvre le récit par son intention de renseigner sur cet événement qui attirent « les regards des parents et des amis de nos braves soldats ».
Le commandant Delgrès, n°41, 1911, Fayard. Consacré à la figure éponyme du commandant qui se révolta contre le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe sous l’ordre de Bonaparte, en 1802.
À l’instar de ses contemporains, il publie tout d’abord ses textes dans des périodiques : La Tour des Hiboux dans le Journal pour tous en 1856 et Don Diego de Lara dans le Journal du Dimanche en 1857 ; obtenant le succès en 1858 avec Les Trappeurs de l’Arkansas, ceux-ci sont rapidement repris en volumes par l’éditeur Amyot (Don Diego de Lara l’est sous le nom de Le Chat sauvage dans le recueil Une Vendetta mexicaine, chez Cadot l’autre éditeur d’Aimard à cette époque) puis par Dentu à partir de 1870 avec La Forêt vierge. Ses œuvres seront ensuite rééditées par Fayard en 1907, après un rachat d’une partie des fonds de Dentu qui fait faillite en 1895, cette collection constitue l’ensemble le plus accessible des ouvrages de l’auteur. Elle fait partie de la fameuse série à 65 centimes « Le Livre populaire », initiée par Arthème Fayard fils en 1905 qui durera jusqu‘à la première guerre mondiale. Toutes les couvertures y sont superbement illustrées par Georges Conrad, collaborateur de nombreux périodiques de l’époque comme le Journal des voyages, Mon Journal ou La Vie illustrée. Il composa également de nombreuses couvertures de romans populaires pour Hachette et Fayard, dont des séries de Jules Lermina, continuateur des Mystères de Paris d’Eugène Sue et du Comte de Monte-Cristo de Dumas entre autres. Fayard ressortira ses aventures découpées et édulcorées en fascicules dans les années 30, à destination d’un public plus jeune et on retrouve Les Trappeurs de l’Arkansas au sein de la Bibliothèque rouge et or à l’orée des années cinquante, même si l’auteur a alors perdu de son aura.
La Fièvre d’or – Curumilla, Amyot, 1860.
Le Souriquet (René de Vitré – Michel Belhumeur), Dentu, 1882.
Le Grand chef des Aucas en fascicules chez Fayard Frères, illustré par Delâtre.
La Forêt vierge, édité ici chez Fayard, n°18 de la collection « Le Livre populaire » à 65 centimes.
Balle-Franche, L’Eclaireur, Les Outlaws du Missouri, Les Chasseurs d’Abeilles, Le Coeur de Pierre, Le Guaranis, Le Montonero, n°16 à 22 d’un lot du n°1 à 22, édité par Arthème Fayard dans les années 30.
Les Trappeurs de l’Arkansas, « Bibliothèque rouge et or », 1951.
Nous avons donc pu voir l’apport d’Aimard à la littérature d’aventure et sa place de choix dans les éditions populaires jusqu’à la Grande Guerre, ainsi que l’importance en filigrane de sa postérité, chez les écrivains du début du XXe siècle notamment.
Alors n’hésitez pas à mettre la main sur un de ces ouvrages historiques, qui le sont autant par le fond que par la forme, et embarquez-vous avec ce cœur aventureux de la Lorraine au Mexique en passant par le Brésil et les Caraïbes!
(Nous vous conseillons également, si vous voulez approfondir le sujet: Sur la piste de Gustave Aimard, Trappeur quarante-huitard, de Jean Bastaire, édité par Les Belles Lettres ; cette belle synthèse sur Gallica ainsi que cet article disponible sur openedition.)