10 Mai 2023
J’ai lu leur aventure : histoire de l’édition et récit de l’histoire.
Feux du ciel, Pilote de Stuka, La fin de Hitler, Le procès de Nuremberg, autant de titres évocateurs qui firent le succès de cette collection singulière des éditions J’ai Lu : J’ai lu leur aventure. En raison de son succès et de l’absence de rééditions on la trouve aujourd’hui exclusivement dans le circuit de l’occasion et nous venons d’en acquérir un beau stock. À cette occasion, revenons un peu sur l’origine et le succès de cette série.
Publiée de 1962 à 1972 avec 146 titres, elle se spécialise dans la ré-édition de témoignages et de récits historiques autour de la seconde guerre mondiale en format poche (avec de rares exceptions dont La Nuit du Titanic de Walter Lord en 1963 (A45)) .
C’est Frédéric Ditis qui créé cette maison d’édition en 1958, à la demande d’Henri Flammarion, pour concurrencer Le livre de poche, société fondée en 1953 par Henri Filipacchi avec l’aide de Gallimard et Grasset entre autres.
Son objectif : s’installer directement dans les supermarchés, nommément Monoprix et Prisunic, pour toucher un lectorat plus large en cette période d’essor économique que sont les Trentes Glorieuses et pour ce faire proposer des auteurs et des thèmes populaires comme Guy des Cars, la seconde guerre mondiale, l’espionnage mais aussi l’ésotérisme et la science-fiction.
Cela se manifestera notamment par la création de collections iconiques et reconnaissables, Leur aventure donc, en bleu, et L’Aventure aujourd’hui (1969), en rouge, pour la guerre et l’espionnage ainsi que L’Aventure mystérieuse (1968), en rouge-grenat, pour l’ésotérisme, le surnaturel et l’inexpliqué, cette dernière connue également un succès considérable durant les années 1970 et il n’est pas rare d’en trouver en librairies d’occasions (nous en proposons d’ailleurs un bon nombre dans nos boutiques).
Les libraires de l’époque apprécient peu cette stratégie commerciale et se sentent menacés par les grandes surfaces. Elles se retrouvent cependant amenés à leur emboîté le pas et inclure cette maison au sein de leurs boutiques face au succès public retentissant.
Leur aventure participa grandement à cette réussite et ce, très probablement, aussi grâce à son identité graphique facilement reconnaissable avec sa couleur bleue, comme nous l’avons déjà mentionné, mais aussi ses couvertures pour la plupart réalisées par Antonio Parras (qui s’occupa également de la majeure partie des numéros de L’Aventure aujourd’hui).
Celui-ci illustra également plusieurs tomes des romans Bob Morane (pour la Librairie des Champs-Élysées – Éditions du Masque aujourd’hui), héros populaire crée en 1953 par Henri Vernes, ce personnage totalise aujourd’hui 227 romans et 87 bandes-dessinées.
Et ce n’est pas vraiment un hasard si l’on retrouve Parras à cet endroit, l’aventurier éponyme de la série compte parmi ses inspirations des hommes bien réels comme le pilote d’avion Pierre Clostermann qui vit deux de ses plus grands récit-témoignages, Le Grand Cirque et Feux du Ciel réédités dans la collection qui nous concerne aujourd’hui.
Parras est également le dessinateur derrière Les Inoxydables et Le Lièvre de Mars, deux séries de bandes-dessinées naviguant aussi dans les domaines du pulp-noir et de l’espionnage.
Ainsi la collection va participer à la popularisation et à la diffusion d’un imaginaire à la fois divertissant et informatif, certainement nécessaire pour appréhender le traumatisme majeur de la seconde guerre mondiale, une génération plus tard. Mêlant le témoignage et le récit, avec des ouvrages de pilotes notamment : ceux de Pierre Clostermann cités précédemment ou les Carnets de René Mouchotte mais aussi Pilote de Stuka de Hans-Ulrich Rudel, mémoires d’un pilote et dignitaire SS ; à des travaux historiques comme ceux d’Henri Amouroux (La Vie des Français sous l’occupation) – historien aujourd’hui controversé mais qui participa à un important recueil de témoignages de l’époque – Leur aventure va venir répondre à un désir conjoint de savoir et de fantasme pour les générations à venir.
Pour exemple, La fin de Hitler de Gerhard Boldt (1968), originellement publié en France aux éditions Corrêa en 1949, narre les derniers mois du dictateur et de son commandement dans le « Führerbunker » de Berlin, du point de vue du jeune officier qui nous lègue ici son témoignage.
Le récit est à la fois factuel et fournis en détails militaires mais également foisonnant de remarques personnelles sur les différents hauts-responsables du régime nazi: la fidélité fanatique et sans faille de Goebbels et sa famille, le déclin de Goering, la main-mise spirituelle mêlée d’adoration religieuse de Bormann sur le Fürher, etc. L’auteur quitte cependant le bunker peu avant le suicide d’Hitler et nous laisse imaginer cet acte final, annoncé par le titre et connu de tous.
S’il n’est pas un témoignage de référence incontournable aujourd’hui, il demeure cependant une pierre angulaire de la construction de l’imaginaire de l’époque autour de cet évènement, pour preuve sa mention au scénario du film Les dix derniers jours d’Hitler d’Ennio de Concini en 1973, que l’on peut mettre en parallèle avec le best-seller Les Derniers Jours d’Hitler de Joachim Fest publié en 2002 qui inspira à son tour La Chute de Oliver Hirschbiegel en 2004.
Force est de constater que J’ai lu leur aventure s’inscrit assez bien dans l’évolution du secteur culturel en général et du livre précisément vers ce que l’on appelle aujourd’hui la « pop-culture » (dont on peut retracer l’origine à l’essor des romans-feuilletons et populaires dans la presse du 19ème siècle dans des journaux comme Le Petit Journal), l’adaptation dans un format plus abordable, le poche, de succès établis et diffusés à grande échelle, et particulièrement dans les grandes surfaces, permettant de toucher un très large public en jouant sur l’intérêt à la fois déjà présent et relancé par la communication (J’ai lu semble être d’ailleurs le précurseur de la PLV : Publicité sur Lieu de Vente, avec l’apparition de coffrets et présentoirs en magasin).
Même si l’on peut reprocher à la maison d’édition un certain passage en force, notamment vis-à-vis des libraires, on ne peut pas nier que cela aura aussi permis de créer un imaginaire collectif et populaire faisant de cette collection un objet d’histoire et de nostalgie intéressant, si ce n’est remarquable.
31 Juil 2023
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Derrière le miroir: la chambre d’écho Maeght
Derrière le miroir, DLM pour les intimes, est une revue d’art éditée par Maeght entre 1946 et 1982 pour accompagner les expositions de la Galerie Maeght, cette première est bien connue des amateurs d’art, mais pas seulement. Car s’il est indéniable que l’on y retrouve nombre d’œuvres (dont des lithographies originales) des grands noms de l’art moderne comme Braque, Kandinsky, Mirò ou encore Chagall (pour ne citer qu’eux), on y trouve également des textes, de ces artistes eux-mêmes mais aussi de philosophes, d’écrivains ou encore de poètes (Breton, Beckett, Calvino ainsi que Derrida entre autres).
Pour célébrer un arrivage de plusieurs numéros de cette revue emblématique en librairie, replongeons-nous un peu dans son histoire.
Nous sommes au sortir de la seconde guerre mondiale, une grande partie de la communauté artistique française et étrangère retourne à Paris après s’être réfugiée en zone libre, à Cannes notamment, ou à l’étranger. À leur côté un certain Aimé Maeght se prépare à transformer le milieu de l’art français, à en ouvrir le champ.
Ami de Jean Moulin et de Georges Braque, pupille de la nation et graveur lithographe aguerri, Aimé Maeght possède un mélange rare de pragmatisme économique, de connaissances techniques et d’ambitions artistiques qui vont lui permettre de devenir un nom, pas seulement incontournable de l’art mais aussi de l’édition.
Aimé Maeght dans son bureau (année inconnu).
Une fois arrivé à Paris, il ouvre la Galerie Maeght qui se fait immédiatement connaître par une exposition inaugurale sur Matisse (ami proche de la famille Maeght) le 6 décembre 1945. L’année suivante le premier numéro de Derrière le miroir sort pour accompagner « Le Noir est une couleur », une exposition de 25 œuvres inédites où l’on retrouve notamment Bonnard, Matisse, Braque, Van Velde (dont une lithographie fait la couverture) parmi d’autres.
Ce seront 253 numéros sur 36 ans qui sortiront sans interruption pour accompagner les différentes expositions de la galerie.
En partenariat avec Jacques Kober – dirigeant les éditions Pierre à feu, responsable d’expositions à la galerie et à l’origine du titre Derrière le miroir – Maeght veut aller au-delà du simple catalogue d’exposition. Pour ce faire, ils vont appeler à collaborer des auteurs (poètes, philosophes, écrivains…) et inviter les artistes à s’exprimer eux-même sur leur travail, ils vont également ajouter des lithographies originales, ce qui va permettre à cette revue de devenir une véritable chambre d’écho et d’approfondissement des expositions de la galerie.
Ce projet se dessinait déjà dans le « numéro zéro » de Pierre à feu en 1944 : « Ne prennent des masques que ceux qui sont des masques, le piège qui se dresse est aussi simple qu’un miroir, c’est l’attitude d’une conscience. Mais nous plongeons par exemple dans la peinture parce qu’elle est l’ébauche du miroir, d’une déformation qui s’étale ; c’est le spectre, c’est l’image qu’on devra suivre qui monopolise notre œil comme le fait le soleil, c’est l’estime livide d’un désaccord, c’est cette déclaration qu’on écrira, celle du monde victime de cette association verbale. Il n’est pas coûteux de bâtir sa maison mais de l’habiter. Un seul moyen, ouvrir le champ. »
Si l’on dit qu’une image vaut bien mille mots, associons les unes aux autres à l’instar de Maeght et plongeons maintenant dans le numéro 199 dédié à Tal-Coat.
Appréciez la composition où le texte et le trait se mêlent…
On s’y retrouve saisi autant par son verbe que par sa ligne, dans ce qu’il dit, ce qu’il exprime de ses courbures. On y découvre une voix qui se fait chair de ses tableaux, qui par sa forme de sensualisme rurale donne autant à goûter le froid légèrement salin de la pierre que l’abstraction zen de son regard. On y savoure la spécificité de cette revue, le dialogue qui se créé entre l’artiste, ses œuvres et nous et cela, dans la chaleureuse intimité de son format qui nous caresse, nous flatte le regard par la qualité de ses impressions mise en valeur par sa mise en page aérée.
… se tissent …
Écoutons ce que nous dit l’artiste:
Si cela s’applique à son travail cela peut aussi s’appliquer à la revue en elle-même, synthétiser son propos.
… et se répondent.
Comme nous l’avons déjà mentionné, non contente de faire parler les artistes exposés, la revue va également les faire dialoguer avec d’autres, provenant de pratiques différentes et variées. Pour exemple ce numéro concernant Adami enrichi de réflexions originales d’Italo Calvino.
L’auteur oulipien nous livre ici des fables dans le style d’Ésope (sous forme de prosopopées, le corps et l’ouvrage, « la main et la ligne » ou « les pieds et le dessin », y dialoguent) et inspirées autant des écrits glanés dans le carnet de travail du créateur que de ses impressions face aux œuvres exposées.
Derrière le miroir n° 239 (mai 1980) portant sur Adami avec des textes d’Italo Calvino.
À gauche, on peut voir le dernier feuillet du texte en sa langue originale, à droite la première fable « La main et la ligne » traduite par Danièle Sallenave. Observer l’encadré à gauche du texte, on y trouve un extrait original du carnet de notes d’Adami, duquel l’auteur s’inspire pour le sien.
Et l’on y admire toujours les œuvres originales qui nous y sont proposés.
En plus de ces précieux apports textuels (parmi lesquels on peut également compter : René Char sur Georges Braque, Samuel Beckett à propos de Bram Van Velde, Tristan Tzara pour Joan Miró, Michel Leiris et Alberto Giacometti, Gaston Bachelard et Marc Chagall…), la revue bénéficie d’une haute qualité d’impression (imprimée en interne dans les ateliers de l’imprimerie ARTE-Adrien Maeght à partir de 1964), lui permettant d’offrir des lithographies originales de très haute fidélité.
Depuis leurs débuts Aimé Maeght et sa famille, ainsi que leurs équipes, ont eu à cœur de travailler pour et avec les artistes dans le but de transmettre au mieux leurs perceptions du monde, que ce soit sur le plan créatif, philosophique ou technique et c’est bien là ce qui en a fait une entité à part dans le monde de l’art et de l’édition du XXème siècle.
Nous vous invitons donc à vous pencher sur ce morceau d’histoire de l’art et d’expérimentation éditoriale, à savourer le confort d’appréciation des œuvres et des textes qui y sont proposés ainsi qu’à vous laisser porter par l’écho d’expositions passées et être saisis par l’intention encore vivace de faire vibrer les arts ensemble pour que toujours il puisse être, vivant.